Deux spectres hantent l’Europe libérale : le coronavirus et l’islamisme. Au nom de la santé, on fragilise petit à petit des droits fondamentaux. Au nom de la République, on remet en cause des libertés démocratiques, celles que les fanatiques entendent précisément piétiner. Pendant ce temps, au nom du libre-échange, les pollueurs prospèrent…

« Le problème, c’est vous »

L’argumentaire est infaillible : pour protéger les plus faibles – les personnes âgées malades, les enfants livrés sans défense aux perversions des adultes – nous devons sacrifier nos libertés égoïstes.

Au nom de la santé, nous devons masquer nos visages, réduire nos relations humaines, renoncer à vivre de notre travail, appauvrir notre vie culturelle, délaisser nos proches fragiles ou mourants, faire taire notre esprit critique… Puisque « nous sommes en guerre », le couvre-feu est de rigueur. Et c’est aux citoyens qu’il revient d’assumer les défaillances de l’État.

Désormais, pour lutter contre le « séparatisme », c’est notre droit à éduquer nos enfants comme nous le souhaitons et même notre liberté d’association qui est mise en péril. Au moment où tant de parents ont pris conscience, durant le confinement, de la valeur inestimable de la transmission en famille, au moment où l’école étouffe sous des protocoles sanitaires anxiogènes, au moment où les professeurs sont encouragés à développer un enseignement numérique déshumanisant, toute alternative à l’école publique devient potentiellement criminelle. Au nom de la lutte contre l’islamisme, ce sont tous les parents qui se trouvent stigmatisés, suspectés de pouvoir à tout moment embrigader et fanatiser leurs propres enfants. Rappelons en effet que l’annuaire des écoles libres ne recense que 57 écoles hors-contrat de confession musulmane, contre 790 non-confessionnelles, sur un total de 1575 écoles en France. Ce sont ainsi des milliers d’enseignants et d’éducateurs désireux de promouvoir d’autres méthodes éducatives, alors même que le nombre d’élèves en décrochage scolaire ne cesse d’augmenter, qui se trouvent dans la position de coupables potentiels. 

Pire. Au moment où nous avons le plus besoin de nous réunir, de nous entraider, de recréer du lien avec nos voisins et d’inventer ensemble des solutions nouvelles face à un système économique et social à bout de souffle, ce sont toutes les associations qui se trouvent soumises au bon vouloir de l’État, qui pourra désormais les dissoudre, dès lors qu’il estime qu’elles portent atteinte à « la dignité des personnes ». Comment peut-on accepter qu’un concept aussi flou que celui de « dignité » puisse valoir comme critère de dissolution d’une association ? De quelle dignité parlons-nous ? De celle défendue par les partisans du « droit à mourir dans la dignité », ou du concept de dignité humaine telle qu’il est défendu, par exemple, par la philosophe Elisabeth Anscombe, pour qui défendre la dignité humaine implique de lutter contre l’avortement, l’euthanasie, la pornographie ou encore la procréation médicalement assistée ? Pourra-t-on bientôt dissoudre les associations qui luttent contre l’euthanasie, ou au contraire celles qui la promeuvent, au nom de la « dignité humaine » ? Le philosophe américain John Rawls, dans sa Théorie de la Justice, démontre ainsi que le concept de « dignité » ne peut avoir aucune valeur légale, tant il dépend de principes moraux variables selon les individus.  En donnant au pouvoir législatif une telle arme, les citoyens français se placent de facto sous la dépendance d’un jugement de valeur qui n’a plus rien de politique.

Tous suspects

J’habite dans un éco-hameau catholique. Ensemble, nous tentons de trouver des solutions résilientes afin de développer notre autonomie, à tous les niveaux. Nous éduquons nos enfants dans le respect de nos valeurs écologiques, morales, mais aussi religieuses. Pourra-t-on bientôt nous accuser de leur faire subir des « pressions psychologiques » ? Sommes-nous sans le savoir un foyer de séparatisme, une menace pour la République ? Mes enfants sont pourtant scolarisés dans l’école publique du village, et je suis moi-même enseignante du public. Mais si un jour l’école du village ferme, faute de moyens, comme tant d’autres sur le territoire, si un jour l’un de mes enfants s’y trouve malheureux, comme tant d’autres sur le territoire, devrai-je renoncer à assurer leur instruction ? Serai-je contrainte de faire des kilomètres en voiture, pour les scolariser dans ces complexes scolaires gigantesques, mêlant maternelle, primaire et collège, tels qu’il s’en crée de plus en plus en France, réductions budgétaires obligent ? En tant qu’enseignante du public, je sais pourtant trop bien que les professeurs ne sont pas formés pour gérer des enfants différents, noyés dans des classes surchargées, confrontés à un système d’orientation toujours plus complexe et souvent stressés par un contexte économique qui leur dessine un avenir morose. On ne peut pas simultanément réduire les postes et les budgets de l’Éducation Nationale et en faire une contrainte garantissant la bonne intégration de tous les enfants dans la République.

Le rôle d’un État est de garantir la liberté et la sécurité de ses citoyens : il ne peut se défausser de sa responsabilité en proclamant l’état d’urgence tous les six mois.

Jusqu’à quel point accepterons-nous ce règne de la suspicion généralisée, qui voit en chacun un potentiel facteur de contamination, un potentiel facteur de discorde ? Au nom du coronavirus et de l’islamisme, ce sont toutes nos libertés qui sont menacées. Nous vivons une série de précédents juridiques qui sont indépendants de la crise sanitaire et géopolitique que nous traversons. Le rôle d’un État est de garantir la liberté et la sécurité de ses citoyens : il ne peut se défausser de sa responsabilité en proclamant l’état d’urgence tous les six mois. L’état d’exception ne peut devenir la règle, car ce sont les conditions mêmes de notre démocratie qui sont en danger. La situation est d’autant plus préoccupante que les crises que nous traversons ne sont sans doute que les prodromes de crises à venir bien plus dramatiques. Si nous renonçons dès maintenant à nos libertés, qu’en sera-t-il quand nous devrons faire face collectivement et démocratiquement aux conséquences du réchauffement climatique, de la fonte du permafrost, des vagues de migrations climatiques annoncées par le GIEC depuis des années, et sans cesse vérifiées depuis ?

Tous menacés

Alors je veux bien accepter toutes ces restrictions de liberté, à condition qu’on interdise avec autant d’aplomb la pollution agro-industrielle qui détruit notre environnement, l’obsolescence programmée qui engendre des montagnes de déchets, la grande distribution qui vole les producteurs et exploite ses salariés (à quand une défense de la « dignité » des salariés, soumis à une « pression psychologique et physique » souvent considérable?), quand on condamnera avec autant de passion le séparatisme des ultra-riches et celui des ultra-religieux. Je veux bien voir mon association dissoute, si sont dissous également tous les groupes industriels et commerciaux qui portent atteinte, non seulement à la dignité humaine, mais surtout à la dignité de toute vie sur terre. Il est trop facile de restreindre les libertés des individus, tant qu’aucun profit n’est en jeu, tant qu’on leur laisse le droit de consommer et de polluer en paix. La bourse n’a que faire de nos vieux et de nos gosses, elle n’a que faire de notre planète.

La crise qui s’annonce, crise économique doublée d’une crise climatique, exigerait bien au contraire un tissu social et local dense, des relations de confiance entre voisins, une démocratie forte et sûre d’elle, et non cette défiance générale encouragée par l’État, qui ne sait que diviser pour mieux régner. Face à cela, la première résistance est intérieure. Ne cédons pas à leur peur, gardons notre esprit critique face aux discours lénifiants qui nous privent de nos libertés au nom de la santé de ces pauvres malades qu’on assassine et de ces pauvres petits qu’on endoctrine. Continuons à être révoltés d’être muselés, d’être assignés à résidence, d’être sans cesse suspectés. Créons, là où nous sommes des solutions résilientes, sortons de notre passivité et de notre dépendance envers l’État et les circuits de grande distribution. Car si l’État français devient un monstre autoritaire, qui défend par la peur un modèle économique et social mortifère, alors, oui, j’assume d’être séparatiste.