Sept ans, un livre, vingt-sept numéros de Limite et quatre enfants : comme les camarades du comité de rédaction, il est l’heure pour moi de faire le bilan. Après des années à défendre une version incarnée et écologique du féminisme, mais surtout à tenter de mettre en pratique ce respect de la vie et de mon corps, suis-je toujours d’accord avec moi-même ? Facile, quand on est jeune mariée, comme c’était mon cas au lancement de Limite, de défendre les méthodes naturelles, le foyer comme lieu de résistance ou encore l’égalité dans la différence : que reste-t-il à présent de ces belles déclarations ? Voici l’heure du bilan.

Par Marianne Durano

Elles sont sorties intactes et mêmes renforcées par l’épreuve de ma vie familiale et intellectuelle, sans doute parce que je n’ai jamais voulu séparer les deux. De Michel Foucault à ma recette de pâte à tarte, de la distinction entre substance et accident chez Aristote aux astuces pour survivre aux couches lavables, en passant par les avanies de ma vie sexuelle et ma relation complexe avec mon gynécologue, je n’ai épargné à mes lecteurs aucun détail de ma vie, sans museler la mère pour faire briller la philosophe ou exalter en moi l’Eternel Féminin. C’est cela, au fond, le féminisme intégral : affirmer que le corps a ses raisons, qu’il n’est pas un obstacle à la pensée, mais sa condition et son terreau, que ses besoins, prolongés par ceux des autres, nous interpellent et fondent une éthique et une politique de l’incarnation.

l’AMP, c’est formidable, mais ce sont les femmes qu’on pique aux hormones et dont on ponctionne les ovocytes ; la carrière, c’est super, mais ce sont les femmes qui subissent le “tic-tac” de leur horloge biologique

Marianne Durano

            Alors oui, même après quatre enfants, je maintiens que les méthodes naturelles sont possibles et désirables, qu’elles renforcent l’amour et le respect entre les époux et permettent d’accueillir dignement des enfants, sans les subir ni en faire l’objet d’un plan ou d’un projet. Oui, après des années de mariage, dont plusieurs passées hors du salariat, je maintiens que le foyer, compris comme lieu de production et de savoir-faire, est un espace de résistance privilégié à la société du “clic and collect”, du surgelé, de la poubelle et de la dépendance. N’en déplaise à certains, je continue à penser que les femmes sont des êtres distincts des hommes, parce qu’elles ont des impératifs biologiques qu’il est hypocrite de nier : le congé paternité, c’est très beau, mais c’est le corps des femmes qu’on suture après un accouchement ; l’AMP, c’est formidable, mais ce sont les femmes qu’on pique aux hormones et dont on ponctionne les ovocytes ; la carrière, c’est super, mais ce sont les femmes qui subissent le “tic-tac” de leur horloge biologique ; le divorce, c’est génial, mais ce sont les femmes qui constituent 80% des familles monoparentales.

Impasse nostalgie

            D’accord, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On fantasme un retour à la “famille traditionnelle”, à la France d’avant ? J’ai découvert récemment cette tendance – essentiellement américaine – qui inonde des réseaux sociaux majoritairement féminins comme Instagram ou Pinterest, où l’on voit de belles mères de famille nombreuse en robe surannée, parfois enceintes jusqu’aux yeux, étendant leur lessive tout sourire sur fond de paysage bucolique et lumière féérique, ou bien enfournant une tarte pommes-mirabelles de leurs mains impeccablement manucurées dans leur cuisinière à bois. Ces images champêtres sont frénétiquement partagées par mes consoeurs catholiques en mal de représentation, et je dois bien reconnaître qu’elles ne sont pas sans effet sur moi. Est-ce là le “happy end” que je voudrais présenter aux lecteurs de Limite, la vérité de l’écoféminisme que j’ai voulu formuler ? Elle se maria et étendit beaucoup de lessives…

C’est par nos solidarités croisées que nous pourrons tenir en échec le mode de vie pavillonnaire, par nos compétences partagées que nous secouons notre dépendance consumériste et par nos râleries répétées que nous résistons au patriarcat.

Marianne Durano

            Certainement pas. Dans ces photos nimbées de lumières, je vois surtout la grande solitude des femmes et des mères. Le grand absent, c’est bien sûr le père, caché derrière l’objectif qui, justemement transforme sa femme en objet, sa famille en spectacle et son foyer en cadre. Mais, plus grave, dans ces images à la gloire de la famille nucléaire, il manque un véritable réseau social : non pas la foule des followers béats qui pousseront des likes d’envie derrière leur écran, mais la communauté politique et l’organisation économique qui rendent cette vie possible. L’ouvrier chinois qui a tissé les draps étendus au soleil, le marin qui a piloté le supertanker pour les acheminer à travers l’océan, le saisonnier mexicain qui a récolté les pommes et les mirabelles, le boss de monsieur et le coach de madame.

Changer de vie, changer les structures

Il est illusoire de cantonner le féminisme entre la chambre à coucher et la cuisine, ou de faire du foyer une poche de résistance isolée. J’aurais beau tout faire moi-même et devenir une pro de la symptothermie, seule, je ne pèse pas lourd face au capitalisme mondialisé, au morcellement individualiste, ni même face à ma propre progéniture ! C’est la raison pour laquelle nous avons rejoint il y a trois ans l’éco-hameau de la Bénisson-Dieu, pour y mettre en pratique, collectivement, les fondements de l’écologie intégrale développés dans Limite. J’y expérimente une forme de sororité que les hommes nous envient, des astuces de sorcières qui cueillent l’achillée millefeuille (excellente contre les règles douloureuses) au printemps et boivent des tisanes en hiver, ce bruissement d’activité féminine qui fonde un “nous” vivant et souterrain, terreau d’une vraie résilience collective. C’est par nos solidarités croisées que nous pourrons tenir en échec le mode de vie pavillonnaire, par nos compétences partagées que nous secouons notre dépendance consumériste et par nos râleries répétées que nous résistons au patriarcat.

            Mais même cela ne suffit pas et la logique obsidionnale peut être un leurre dont se satisfait très bien le capitalisme. La recherche d’un mode de vie alternatif est une nécessité et un défi pratique, mais c’est une paresse intellectuelle, si elle occulte la réflexion politique. C’est sur ce point que Limite m’a le plus appris, et que j’ai le plus changé : la conscience croissante des structures économiques et sociales qui conditionnent le “bien-vivre”, l’impact des lois et des luttes sur le corps des administrés, le rôle des représentations dans la résignation des uns et la révolte des autres. Alors si les photos de belles ménagères en robe blanche vous permettent de quitter le job que vous détestez, abusez-en ; si elles vous aident en revanche à supporter sans broncher l’intégralité des tâches ménagères, balancez-les. Et si mes propos vous ont aidé à vous libérer de certains tabous – comme certaines me l’ont confié – alors continuons à cheminer ensemble sur d’autres voies limitrophes.

Marianne Durano