J’ai toujours été un rat de bibliothèque. Longtemps, mes doigts ne me servirent qu’à tenir mon stylo. Depuis quelques années, pourtant, je découvre qu’ils ont un autre potentiel, et j’ai progressivement remplacé ma plume par des aiguilles à tricoter, puis à coudre, et je manie désormais la navette de la tisserande et l’écheveau de la fileuse.
Des stylos et du style
Les deux activités, à première vue, s’opposent. L’une, purement spéculative, a pour seuls instruments des mots abstraits. L’autre, purement technique, manipule des outils afin de créer des objets concrets. Tandis que la philosophie élabore des systèmes, avec pour seule exigence le principe de non-contradiction, l’artisanat affronte le réel, avec toutes ses résistances palpables. Si le geste est mauvais, les fils s’emmêlent, se cassent, et l’objet ne peut paraître. Face à mes livres, mon corps est au repos, et seul mon esprit semble actif. Face à mon métier à tisser, mon dos se courbe, mes pieds pédalent et mes bras se tendent pour tourner l’ensouple. Est-ce précisément leurs différences qui m’attirent, voire qui m’écartèlent, entre ma bibliothèque et mon rouet ?
La jeune Parque
Pourtant, on ne se refait pas, la langue elle-même suggère une continuité entre les lettres et l’artisanat textile. De mot en mot s’élabore la trame d’un texte, comme on passe le fil de trame pour créer un tissu. Dans un roman bien ficelé, les ennemis du héros ourdissent un complot contre lui, comme le tisserand ourdit son fil de chaîne en l’enroulant sur son métier. Au contraire, la mauvaise intrigue est cousue de fil blanc, tandis que le mauvais discours, lui, est franchement décousu. D’image en image, le poète file ses métaphores, comme la fileuse à son rouet, et on n’en finit pas de broder sur l’allégorie des trois Parques, Nona filant la vie des hommes, Decima l’enroulant sur l’écheveau du temps, tandis que Morta coupe impitoyablement le fil de l’existence. De celui qui gâche sa vie, on dira d’ailleurs qu’il file un mauvais coton…
« Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage »
Présence permanente des métaphores artisanales, écho d’un monde perdu dans lequel les mots « ourdir » ou « tramer » avait encore leur sens littéral. Mais également, promesse d’une réconciliation entre mes doigts et ma tête, entre Hegel et mon tricot. Patiemment, en effet, la pensée consiste à façonner la matière informe de nos idées – comme la fileuse transformant la masse informe de la toison – à démêler les fils des raisonnements tordus – comme le tisserand face à son écheveau – à nouer les concepts pour façonner un texte, à recoudre les morceaux déchirés des discours. Cette « patience du concept », comme le disait Pierre Lebrun, spécialiste de Hegel, nous rappelle que textus, en latin, vient du participe passé du verbe « texere » : tisser. Comme l’écrit Goethe, dans Faust :
Car notre machine à penser est comme
un métier où l’on tisse :
Un coup de pied fait
Plus de mille fils sur leur lice :
La navette vole et revient ;
Le fil passe, on n’en voit rien
Et pour que l’œuvre s’accomplisse
Mille nœuds ne forment qu’un lieu
Le nouveau numéro Limite est à commander dans toutes les bonnes librairies ou en ligne sur le site de notre éditeur. Si vous aimez Limite, qu’attendez-vous pour vous abonner ?

- Marianne Durano fait le bilan du féminisme intégral - 25 octobre 2022
- Augustin Berque : « Plus nous devenons Cyborgs, moins nous sommes vivants. » - 19 mai 2022
- Marianne Durano : « Réconcilier Hegel et mon tricot » - 11 janvier 2022