Directeur d’études à L’EHESS, géographe et philosophe, Augustin Berque est le premier occidental à avoir reçu le grand prix de la culture asiatique de Fukuoka. Son œuvre abondante explore les métaphysiques implicites qui relient chaque culture à son environnement. Dans cet entretien réalisé en avril 2021, il démontre comment l’amour des beaux paysages, non seulement n’a rien de naturel, mais est la cause paradoxale de la destruction des écosystèmes.

Propos recueillis par Marianne Durano / Illustrations d’Alexandre Forget

Pourquoi une « histoire de l’habitat idéal » devait-elle faire un détour par la Chine et le Japon ?

La question est liée à celle de l’histoire de la notion de paysage, laquelle est apparue en Chine au IVe siècle de notre ère, mille ans avant l’Europe. Il faut ici faire attention à ce que signifie ce mot de « paysage ». Le paysage, ce n’est pas l’environnement objectif; c’est un certain rapport à l’environnement, rapport qui fait que l’on va le regarder en tant que paysage. C’est notre cas. L’anachronisme  et l’ethnocentrisme nous font croire qu’il y a partout et toujours du paysage, mais c’est faux, l’ethnologie et l’histoire le montrent. Il y a des critères objectifs pour savoir si, à telle ou telle époque, pour telle ou telle société, l’environnement existe en tant que paysage. J’en ai défini sept. S’ils ne sont pas remplis, il est abusif de dire que la société concernée a conscience du paysage comme tel. Voici ces critères, du moins au plus discriminant : il faut qu’existe, dans le cas considéré, 1. une littérature (orale ou écrite) chantant la beauté des lieux ; 2. une toponymie signifiant la même chose (en français par exemple : Bellevue, Mirabeau, Belœil etc.) ; 3. des jardins d’agrément ; 4. une architecture aménagée pour jouir d’une belle vue ; 5. des peintures représentant l’environnement ; 6. un ou des mots pour dire « paysage » ; 7. une réflexion explicite sur « le paysage ». Le critère 7, le plus discriminant de tous,  a été rempli pour la première dans l’histoire vers 440, en Chine du sud, avec l’Introduction à la peinture de paysage de Zong Bing. Que, dans telle ou telle culture, la notion de paysage n’existe ou n’existait pas – comme dans l’Europe du Moyen-Âge – n’est nullement un manque. Cela signifie simplement que cette culture a une autre vision du monde que la nôtre. Elle a une autre cosmophanie.

C’est donc en Chine qu’est apparue, pour la première fois dans l’histoire humaine, une cosmophanie paysagère. Cela a entraîné, au fil de l’histoire, l’invention du jardin paysager. Ceux de l’empereur étaient immenses, et contenaient des « fabriques » (des constructions de jardin) que l’on jouait à prendre pour de véritables ermitages en pleine nature. Ces fabriques ont émerveillé les Jésuites, qui en ont fait des descriptions enthousiastes au XVIIIe siècle. Cela a suscité en Europe non seulement la mode du jardin paysager, mais en même temps l’idéalisation de la petite maison dans le paysage. Cet idéal a beaucoup influencé les banlieues pavillonnaires, et plus encore l’urbain diffus, qui s’est répandu dans la seconde moitié du siècle dernier. Bien entendu, l’influence chinoise n’en est pas la seule cause. Ce qui été décisif, c’est, pour schématiser, la combinaison de cette influence avec le motif de la pastorale, que l’Europe héritait du mythe arcadien.  

Vous critiquez la quête de nature, l’amour du paysage, qui constituent pourtant le fil rouge de cette recherche de l’habitat idéal : pourquoi ?

Je ne critique pas la quête de nature en elle-même, mais le mode de vie de l’urbain diffus, dans lequel cette quête de nature se traduit par une empreinte écologique insoutenable. Pour le dire en un mot, quand vous avez besoin de deux voitures par ménage parce que vous avez choisi de vivre au fond de la nature, vous la détruisez. 

Pourquoi affirmez-vous que l’amour de la nature présuppose une « forclusion du travail » ?

Cette expression, « forclusion du travail », signifie qu’on ne voit pas le travail qui a produit ces paysages de campagne où nous voyons de « la nature ». Ces campagnes, il a fallu des millénaires de travail paysan pour les produire, mais par opposition à la ville, nous les ressentons comme naturelles. Les exemples abondent, mais le plus parlant de tous, c’est encore en Chine qu’on le trouve. Le sinogramme 野 peut signifier, suivant le contexte, soit la campagne, soit la nature sauvage. Mais c’est cette même forclusion du travail qui se manifeste quand on va par exemple, par amour de la nature sauvage, faire du trekking aux antipodes, en toute inconscience de l’empreinte écologique de l’énergie consommée pour le voyage en avion. Le travail en cause, ce n’est pas seulement celui des gens qui travaillent, c’est globalement la dépense d’énergie que nécessite le fonctionnement du monde actuel, le nôtre. Le maintien de ce monde-là ravage la planète qui nous permet d’exister. Or nous nous le cachons, et c’est pour cela que je parle de forclusion.

« Quand vous avez besoin de deux voitures par ménage parce que vous avez choisi de vivre au fond de la nature, vous la détruisez. »

On assimile de nos jours campagne et liberté, tandis qu’au Moyen-Age, la liberté était davantage associée à la ville (la « ville franche ») : comment s’est opérée cette inversion ?

Stadtluft macht frei (l’air de la ville rend libre), c’était du temps où le servage régnait dans les campagnes. Aujourd’hui règnent l’individualisme (apparu au XVIIIe siècle) et les droits individuels à la liberté, qu’on associe aux grands espaces, loin des murs de la ville, et le 4×4 est notre ersatz de mustang (le cheval du cowboy), mais en plus puissant. Hardi la wilderness avec les 550 chevaux du Cayenne (le 4×4 de chez Porsche) sous les fesses !

Vous dénoncez la « désurbanité » de notre conception moderne de l’habitat : qu’est-ce que cela signifie ? N’est-il pas contradictoire de parler de désurbanité à l’heure de la Smart City, et alors que 55% de la population mondiale est désormais urbaine?

« Urbanité », cela veut dire « 1. Litt. Politesse raffinée. 2. Caractère de mesure humaine et  de convivialité conservé ou donné à une ville » (Petit Larousse 2019). C’est cela qui existe de moins en moins, d’où ce que j’appelle désurbanité, comme en témoigne, architecturalement, la fin de ce qui était autrefois la composition urbaine, c’est-à-dire la convenance réciproque des bâtiments dans le paysage urbain. Aujourd’hui règne au contraire ce que le starchitect Rem Koolhaas a baptisé junkspace, l’espace foutoir ou la foire d’empoigne architecturale, comme on peut le voir à Londres. Cela va de pair avec l’expansion de l’urbain diffus, car le moteur de ces phénomènes est le même : anthropologiquement le règne de l’individualisme, et socio-économiquement le règne du néo-libéralisme.  Disons encore plus simplement : le règne du ¥€$, qui est aux antipodes de l’urbanité.  

Vous évoquez souvent la figure du « Cyborg » : qui est-il et n’est-il qu’une métaphore ?

Ce terme a été inventé en 1960 par Manfred Clynes, qui travaillait alors pour la NASA. Il s’agissait d’adapter le corps humain aux voyages intersidéraux, par des moyens électroniques et chimiques. J’écris Cyborg avec la majuscule qu’on accorde à Homo (sapiens), parce qu’il est en train de prendre sa place. Dans l’urbain diffus, vous êtes de plus en plus soumis au règne de l’appareillage électromécanique qui vous permet de vivre. Cela ne va pas seulement du smartphone au 4×4, cela va systémiquement avec ce que vous appeliez à l’instant la Smart City, et globalement avec la destruction de la vie dans ce qu’on appelle désormais la Sixième Extinction. Parce qu’évidemment la mécanique, serait-elle électronique, n’est pas vivante. Plus nous devenons Cyborgs, moins nous sommes vivants. 

Vous écrivez que « le capitalisme médialise les coûts pour maximiser le profit » : que veut dire ici « médialiser » et comment cette médialisation se traduit-elle dans un territoire donné ?

« Médialiser » veut dire ici : rejeter dans le milieu environnant, qui est à la fois social et écologique. Par exemple, quand une entreprise comme Toyota (qui, by the way, a repris la première place mondiale à Volkswagen) a inventé le just in time, cela voulait dire que les frais jusqu’alors encourus par l’entreprise pour l’entreposage des pièces détachées étaient désormais rejetés dans la société et dans l’écosytème, parce que l’entrepôt a été remplacé par une armée de camions livrant les pièces au dernier moment ; armée de camions dévoreuse d’énergie, polluante, bruyante, productrice d’espace foutoir puisqu’il faut transformer les rues en routes, etc.

Pourquoi déplorez-vous « l’acosmie » de l’habitat diffus ? Les habitants de notre planète ne se conçoivent-ils pas au contraire comme des « citoyens du monde » ?

Ils se croient effectivement citoyens du monde, alors qu’ils sont pris dans la cyborgie du système. 

Quand votre amour de « la nature » (en termes de paysage) détruit la nature (en termes d’écosystèmes donc de biosphère), quand la composition urbaine est remplacée par l’espace foutoir, quand votre mode de vie détruit la vie (i.e. la Sixième Extinction), vous êtes en acosmie. La cosmicité, ce serait au contraire que l’Humanité trouve un modus vivendi compatible avec l’ordre (le kosmos) de la nature.

Selon vous, la quête de nature et de l’habitat idéal est en grande partie responsable de la catastrophe écologique : comment expliquer ce paradoxe ? L’amour des beaux paysages ne devrait-il pas au contraire nous pousser à préserver notre environnement ?

Une pub suffira pour vous donner la réponse. Elle a couru les magazines il y a une quinzaine d’années, à l’époque où j’écrivais mon livre. On y voyait un gros 4×4 dans un paysage de nature sauvage. L’attrape-client disait « Vous aimez la nature ? Prouvez-le lui. Nouveau Pajero 4×4 7 places ». Voilà comment fonctionnne l’amour du paysage en cyborgie : il lui faut 300 chevaux au lieu d’un seul mustang. Cela n’est qu’un exemple, mais la logique sous-jacente à cet exemple comme à l’espace foutoir, à la Sixième Extinction etc. relève de la même inauthenticité. En l’occurrence, l’authenticité relèverait d’un rapport direct de nos pieds avec le paysage, plutôt qu’à l’aide d’une mécanique de 300 chevaux. 

M.D.