Vincent Jarousseau est journaliste photographe. Un jour, il décide de quitter les sentiers battus de la photo de presse pour croquer des visages moins connus. C’est dans trois villes françaises qu’il fera son premier livre, avec l’historienne Valérie Igounet, L’illusion nationale : deux ans d’enquête dans les villes FN, en 2017. À la recherche de l’électeur FN dans des villes désindustrialisées du Nord, de l’Est et du Sud de la France, il renonce à positionner son livre comme un brulot anti-FN. Ce sera plutôt le portrait brut et joyeux d’une partie de la France, d’une classe sociale, d’une manière de vivre. Après quoi, il file à Denain, ville nordiste de 20 000 habitants, touchée par le chômage. C’est la ville d’Usinor, fermée dans les années 80. Il raconte en photo la vie des gens pendant plusieurs mois, il montre leurs joies, leurs peines, la nudité du quotidien. Il en tirera le splendide Les raisons de la colère. Dans cette ancienne ville minière, il passe le plus clair de son temps au bistrot, chez les gens, sur le trottoir. Il montre les histoires et les liens que ces nouveaux invisibles tissent. Des liens qui ont une forme politique et qu’on appelle par chez nous common decency. Extrait d’un grand entretien à retrouver dans notre dernier numéro.

Photo de Vincent Jarousseau

Limite : Comment vous vient l’idée de suivre les électeurs du Front National ?

Vincent Jarousseau : Au début des années 2010, Marine Le Pen prend la tête du Front National, et je cherche à m’intéresser à ce qu’est devenu ce parti. Je commence par le 1er mai et je découvre un mélange d’anciens du FN et de nouveaux visages. Je vois des gens qui viennent du Pas-de-Calais, de la Somme, des gens qui pourraient être mes cousins. Déjà à l’époque, on sait que les ouvriers votent de plus en plus FN. Le fait de les voir là, tous ces gens, descendus jusqu’à Paris, ça me donne envie d’en savoir plus. C’est à ce moment que je me dis qu’il faut aller rencontrer les électeurs plus que les cadres et les historiques. En parallèle, je rencontre l’historienne Valérie Igounet et nous décidons de partir ensemble dans les villes gérées par le Front National. Quelques temps plus tard, nous publions un premier reportage sur les villes FN dans la revue XXI. En cherchant un style, un ton, j’atterris sur la BD photo, avec des bulles, mais avec une dimension documentaire. Quelque chose de complètement inédit.

À partir de ce moment-là, vous consacrez la majeure partie de votre travail à ces gens du Nord de la France. Y-a-t-il des raisons politiques ?

Oui. Je viens d’une petite classe moyenne attachée à l’émancipation des gens. La notion de groupe, de collectif a structuré mon imaginaire. Ce que je ressens, ce que je vois comme beaucoup d’autres, c’est le glissement de notre société vers la culture de l’individu. Je vois une gauche qui s’est détachée de ses engagements initiaux, qui s’est détournée de ces gens pour qui elle était censée se battre. La question de la lutte pour l’égalité entre les classes sociales est devenue un combat d’arrière-garde supplanté par d’autres causes qui parlent assez peu aux classes populaires. Aller vers ce public, c’est aussi revenir à mes racines. J’avais envie de prendre ma bagnole et d’aller voir. Quand je rentre dans ces villes de Beaucaire, Hayange et Hénin-Beaumont, je perçois quelque chose qu’on ne voit pas dans les grandes métropoles. Le meilleur moment, celui où vous comprenez pourquoi vous êtes ici, c’est quand vous commencez. On entre dans la ville, on se plante dans un café, et on écoute.

Après L’Illusion nationale, vous allez à Denain, une ville qu’on dit être l’une des plus pauvres de France. Denain, c’est loin ?

C’est aux environs de Valenciennes, le long du canal de l’Escaut, dans le département du Nord.

Là-bas, vous suivez de nombreux habitants que vous mettez en scène dans l’ordinaire de leur quotidien. Mais est-ce que poser c’est tricher ?

J’ai longtemps adopté une posture psychorigide sur ce sujet. Poser, constituer une mise en scène, c’était forcément tricher avec le réel. J’ai pris du recul avec cette attitude. Non, ce n’est pas un mensonge si on respecte les gens avec qui l’on est. Parfois, provoquer une situation dont on sait qu’elle correspond à un quotidien, ce n’est pas une trahison.

Le temps est votre principal allié dans ce genre de travail documentaire…

Effectivement, si on veut aller au-delà de la surface, il faut passer du temps. Vivre une partie de l’expérience, pas seulement la commenter. Il faut se forcer à le faire. Les électeurs du FN, ce n’est pas un sondage, c’est une réalité qu’on doit éprouver si on veut la connaitre et la comprendre. Au-delà du vote, il y a tout simplement les conditions de vie, de travail. Savoir qu’une aide-soignante se lève à cinq heures du matin, fait trois heures de transports, c’est une chose. Le vivre, et pas seulement une fois, c’est différent. Le temps est indispensable, surtout si on veut pénétrer dans les foyers. L’intérieur parle beaucoup. Mais on ne s’invite pas chez les gens sans avoir eu leur confiance. Passer du temps, c’est aussi indispensable si on veut que les gens se confient. Parfois, des personnages que je suis depuis des années me confient des choses nouvelles, qu’ils gardaient secrètement. C’est une pelote de laine qu’on tire, et il arrive que certaines choses surgissent inopinément. […]

L’intégralité de cet entretien est à retrouver dans le dernier numéro de la revue Limite. Le numéro 23 est à commander dans toutes les bonnes librairies ou en ligne sur le site de notre éditeur. Si vous aimez Limite, qu’attendez-vous pour vous abonner ?

Paul Piccarreta