Après sept ans d’une aventure hors du commun, la revue Limite s’arrête. Il en a fallu, du cœur et du courage, à cette petite bande qui s’est reconnue dans une « génération Laudato Si » et s’est mise en tête d’en faire une revue. Si « l’esprit Limite » a germé partout en France, c’est aussi parce que de nombreux chrétiens y ont vu une nécessité. Entre nostalgie et fierté, voici le mot final de son directeur Paul Piccarreta. Édito frissons.

À Limite, nous sommes friands de formules. Nous aimons la belle image, le bon mot, la grosse vanne. Nous croyons que le sérieux du combat ne peut se passer d’humour et de joie. Aujourd’hui est un jour un peu particulier. On a rangé les traits d’esprit au placard, car l’annonce l’exige : c’est la fin d’une aventure de sept années. Avec ce numéro, nous mettons un point final à une histoire qui s’est écrite aussi en dehors de nos colonnes.  C’est la fin d’une revue, c’est autant le terme d’une série d’innombrables conférences, d’articles et de collaborations. C’est la fin d’un lieu, d’une équipe, d’un réseau de lecteurs. C’est la fin d’une époque.

Génération François

Voici venue l’heure du bilan. Quand nous avons fondé Limite avec une petite bande d’amis, nous pensions mettre au monde un fanzine d’étudiants qui ne durerait pas plus que quelques numéros. Les spécialistes ne s’y trompaient pas, qui nous promettaient la fin prochaine de la revue à chaque nouveau numéro. Mais comme nous avancions chaque trimestre avec plus de détermination, et que nous bouclions chaque numéro avec une régularité d’horloge, les spécialistes ont fini par admettre que Limite et l’écologie n’étaient peut-être pas qu’un feu de paille. Et qu’était-ce, au juste ? Des lecteurs à qui nous avons raconté une histoire, celle de l’écologie intégrale, à notre façon. Tantôt en l’incarnant nous-mêmes, tantôt en l’analysant, tantôt en la décrivant dans des reportages au long cours.

« Ce qui est apparu ne disparaîtra pas. Il y aura un avant et un après Limite. Il est l’heure de vous dire que nous avons atteint la nôtre, que nous entrons dans une maturité qui nous appelle ailleurs. « 

Paul Piccarreta

Nous nous sommes inscrits dans une tradition, celle de l’écologie politique et de la presse militante, parfois satirique. Notre style, journalistique, littéraire, artistique, humoristique, a contribué à donner à la presse française un objet intellectuel radicalement nouveau. Nous avons cultivé des modèles : Simone Weil, Bernard Charbonneau, Georges Bernanos, Jacques Ellul, Dorothy Day, Ivan Illich, Charles Péguy et tant d’autres. Beaucoup de morts, et un pape bien vivant, François, qui en publiant Laudato Si au moment où nous lancions notre premier numéro nous a confirmés dans notre intuition. Ainsi, nous voulons rester comme « la génération François », la génération d’un pape romain et altermondialiste, venu d’Amérique du Sud pour réveiller l’Europe, plus écolo que les écolos.

Ce qui est apparu ne disparaîtra pas. Il y aura un avant et un après Limite. Il est l’heure de vous dire que nous avons atteint la nôtre, que nous entrons dans une maturité qui nous appelle ailleurs. Que nous voulons devenir ce grain de blé de l’Évangile, qui doit mourir pour donner la vie.

Notre testament politique

La décision d’arrêter Limite fut prise il y a quelques mois. La première raison est spirituelle : nous atteignons nos limites. La seconde est matérielle : depuis deux ans, nous perdons des abonnés et nous ne recrutons plus assez de nouveaux lecteurs. C’est que la presse papier appartient à un monde en train de disparaître, ce n’est pas nouveau, mais le Covid a rendu cette vérité plus cruelle encore. Même les lecteurs chevronnés disent n’avoir « plus le temps de lire », sans doute que ce temps manquant s’est déplacé vers des activités numériques (séries, réseaux). L’augmentation vertigineuse du coût du papier ne vient rien arranger. Pour sortir de la crise, il faudrait augmenter la diffusion pour toucher de nouvelles personnes, mais cela implique une levée de fonds conséquente. Il nous faudrait changer de structure, quitter notre petite barque associative et se mettre à faire des Power Point pour convaincre des investisseurs.  Mais Limite a placé la simplicité au cœur de sa pensée et de son modèle. Cela nous a permis, pendant sept ans, d’être l’une des revues les plus libres de la presse française.

Il faudra se souvenir que, mine de rien, avec trois bouts de ficelle, pas de publicités, pas de subventions, pas d’actionnaires, nous avons eu plus de deux mille abonnés pendant plusieurs années. En librairie, nous avons touché plusieurs milliers de lecteurs occasionnels tout au long de notre parution. Au moment de faire les comptes, on peut annoncer que Limite a vendu près de 80 000 exemplaires.

Pour finir en beauté, nous tenions à ce qu’un maximum de personnes ait accès au moins une fois à l’un de nos numéros. Alors nous est venue l’idée du kiosque, avec une couverture marquante qui frapperait fort, un gros tirage, avec des dossiers qui nous caractérisent, qui résument au fond tout ce que à quoi nous aspirons. Ce numéro Ruffin/Bellamy, un succès, a donné le ton pour la suite. C’est un numéro testament qui ne saurait être plus clair quant au message :  nous devons créer des alliances de circonstances. Nous devons accepter qu’il y ait des ponts qui se bâtissent pendant que d’autres se fissurent. Nous avons tenté de redessiner les clivages sur de nouvelles bases : une critique frontale du capitalisme technologique doublée d’une attention première pour les plus pauvres et les exclus de notre société.

L’écologie intégrale ne saurait être identitaire, libérale, progressiste, réac ou bourgeoise. Nous devons la faire au service des gens, de tous les gens, et en priorité des plus démunis. Nous devons la penser comme la priorité, puisqu’elle conditionne la survie de l’humanité.

Paul Piccarreta

Et puis des alternatives, toujours, ce mot d’alternatives dont nous avons tant usé, et qui désigne sous notre plume toutes les possibilités qui s’offrent à nous, à vous, d’échapper à la « double emprise de la technique sans âme et du marché sans loi ». Oui, nous devons ouvrir des brèches et murer des impasses. Nous devons redessiner notre paysage idéologique : l’écologie intégrale ne saurait être identitaire, libérale, progressiste, réac ou bourgeoise. Nous devons la faire au service des gens, de tous les gens, et en priorité des plus démunis. Nous devons la penser comme la priorité, puisqu’elle conditionne la survie de l’humanité.

Ce numéro en kiosque a marqué les esprits, touché des personnes qui ne nous connaissaient pas. Vous en conviendrez, ce n’est pas triste de s’arrêter sur un succès.

Par où commencer

A l’heure du bilan, il ne faut pas fermer les yeux sur les embûches que nous avons rencontrées en chemin. Si Limite n’a jamais soutenu aucun parti, nous avons rassemblé des sensibilités politiques diverses qui nous ont valu des ennuis. Des tribunes, des ragots, des calomnies, nous avons essuyé les plâtres. Mais nous n’avons jamais dévié de notre ligne, qui est une crête. Ainsi avons-nous affirmé en 2019 que l’opposition, légitime, à l’extension de la procréation artificielle ne devait pas se retourner contre « nos frères et sœurs homosexuels » ni nous détourner des urgences sociales et environnementales. Contre une certaine « écologie humaine » qui relativise l’urgence écologique et néglige la justice sociale, Limite a toujours soutenu que la préservation de notre maison commune était la mère de toutes les batailles, y compris bioéthiques. Contre les tenants du progressisme libéral et éthique, Limite a toujours défendu, à l’instar d’un Jacques Testart, la nécessité de poser des limites morales. Nous avons ciblé des adversaires et avons combattu autant que possible sur tous les fronts. Pour construire, nous avons, à saturation, donné la parole à des ouvriers, à des paysans, à des hommes et des femmes qui ont des métiers et des vies difficiles. Nous sommes allés à Calais, à Rio, en Inde et en Chine, aux Etats-Unis chez les Amish mais aussi à Las Vegas chez les technophiles. Nous avons voulu ouvrir, décloisonner, au moment même où les débats français se racornissaient, se polarisaient en deux postures qui se nourrissent l’une l’autre.

« Contre les tenants du progressisme libéral et éthique, Limite a toujours défendu, à l’instar d’un Jacques Testart, la nécessité de poser des limites morales. « 

Paul Piccarreta

Notre tâche a consisté à donner la parole, à mettre en lien, en un mot à servir. Nous avons aidé sans contrepartie, comme si nous étions en mission. Nous n’avions rien à vendre, ou pas grand-chose. Ce modèle doit se dupliquer, d’autres Limite doivent voir le jour, portés par des animaux sauvages de tous poils, c’est-à-dire sans soumission à un milieu ou à un parti, pas plus qu’à une église qui s’embourgeoise. Au moment de finir, il faut avouer que Limite aurait pu s’arrêter vingt fois, non pas pour des raisons économiques mais parce qu’il nous fallait faire un projet commun, réunir des gens très différents et des traditions de pensées qui ne s’étaient jamais croisées.

« On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens » dit l’expression, tant répétée à notre oreille. Nous avons été ambigus, sans doute parce que nous découvrions nous-mêmes qui nous étions. Nous avons grandi avec une génération marquée par des évènements politiques majeurs : les attentats, le changement climatique, une crise profonde du travail, de la vie sociale et intime. Des bouleversements dont on peine, malgré notre goût immodéré pour les meilleures dystopies, à deviner où elles nous mènent. Nous avons navigué à vue, quand l’opinion – et parfois vous, lecteurs – attendaient une ligne claire et un itinéraire sans détour. Nous avons forgé nos numéros en découvrant chaque trimestre de nouvelles choses.

C’est une histoire commune qui s’achève. Vous n’êtes pas seulement un public spectateur, vous êtes aussi l’objet de chacun des 27 numéros. Les innombrables portraits de lecteurs en témoignent, les articles que vous avez parfois écrits vous-mêmes aussi. Sans vous, lecteurs abonnés ou fidèles des librairies, nous n’aurions jamais existé plus d’un numéro. Bien sûr, il y a la passion et le dévouement d’une équipe, mais il y a surtout une intuition partagée, un désir commun que Limite a su rassembler. Je voudrais vous dire merci, cela peut paraître convenu, ça vient pourtant du fond du cœur. Merci, si vous nous suivez depuis le début, si vous avez lâché puis repris, si vous nous avez découvert cet été sur la route des vacances. Et quand Limite vous manquera, n’oubliez pas qu’il existe un très bon guide d’action politique dont nous n’avons fait que reprendre et développer les intuitions : les Evangiles. C’est avec eux, pour nous, que tout a débuté. C’est avec les évangiles que tout commence.

Paul Piccarreta

Paul Piccarreta