Opposition de style pour débat pas si futile. Dans l’entretien fleuve que nous accordent François Ruffin et François-Xavier Bellamy dans notre dernier numéro, les deux députés comparent notamment leur vision d’une écologie intégrale. Entre les deux, le consensus ne tient qu’un temps. Quand bien même, des confluences d’idées naissent de petits ruisseaux, terrain fertile pour un avenir commun. Car oui, s’ils se confrontent sur les questions économiques ou bioéthiques, Ruffin et Bellamy se conjuguent autour de la construction d’une société écologique. Extrait.

Propos recueillis par Paul Piccarreta / Photos de Claudia Corbi

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Existe-t-il des convergences entre vos deux conceptions de l’écologie et de la justice sociale ?

F. Ruffin : Quand je regarde qui a maintenu une critique du progrès, nombre de figures sont marquées à droite, peut-être conservatrices, parce qu’elles voyaient disparaître un monde avec peine. Il y a des Jean Giono, des Bernanos, des Antoine de Saint Exupéry. Même si, plus à gauche, on pourrait signaler Simone Weil, également. Attention, nous ont prévenus ces intellectuels, attention que notre humanité ne se laisse pas broyer par l’immense machine. Et symétriquement, je trouve qu’on entend peu les écologistes sur la question des innovations technologiques, ils la portent peu dans le débat public, par crainte peut-être de paraître has been, ronchons.

F-X. Bellamy : S’il faut évoquer des références sans doute convergentes, je citerais Proudhon, dont la pensée, sur le travail notamment, est d’une immense actualité. Et si vous me demandez ce que je peux reprendre à mon compte chez François Ruffin, je veux bien profiter de l’occasion pour lui dire ma reconnaissance pour le combat qu’il a mené à l’Assemblée contre le passe sanitaire. Nous venons de vivre un moment de basculement pour notre société, une extension sans précédent du domaine du contrôle au nom de la sécurité. En suivant les interventions de François dans l’hémicycle, malgré nos différences politiques, je me suis senti profondément représenté comme un citoyen parmi tant d’autres qui ne veut pas de ce monde qui se dessine.

F. Ruffin : La vérité, c’est que François-Xavier propose une vision presque « pré-capitaliste ». Comme si le capitalisme n’avait pas saisi les partis hier « conservateurs » pour y introduire l’innovation permanente, le cycle accéléré du capital et de la marchandise, le mouvement permanent des marchandises sur toute la planète. Comme si la droite ne défendait pas, aujourd’hui, avant tout, cet ordre du monde, où règne l’argent. En ne redevenant conservateurs que sur quelques points de mœurs. Beaucoup de choses peuvent nous diviser, François-Xavier et moi. Mais les grandes transformations de la société se font lorsqu’un accord qui surplombe les différences émerge. Je songe à l’accord sur les retraites à la Libération. Je songe au keynésianisme, un changement idéologique qui a englobé toute la société. Peut-être qu’il est temps, sur le progrès notamment, de rebattre les cartes par-delà les camps.

F-X. Bellamy : Parmi les sujets de divergence, et même d’incompréhension, j’ai une question à poser à la gauche et à mes amis écologistes : pour moi, le sujet n’est pas seulement le climat et la biodiversité. Le sujet écologique, c’est aussi celui de l’humain lui-même. On va encore me dire que je suis conservateur, mais ça m’est égal : la transformation de la condition humaine par la technique est une rupture majeure. Et il ne s’agit pas d’un débat lointain, c’est déjà en jeu dans l’extension récente de la PMA (Procréation médicalement assistée). Voulons-nous une humanité limitless, une humanité qui ne se confronte jamais aux frontières qui marquent notre condition ? Le sexe et la mort sont deux finitudes douloureuses : il est normal de ne pas vouloir mourir et de désirer donner la vie quelle que soit la complexité de l’expérience humaine ; il est normal de vouloir faire sans les limites de nos corps. Mais voulons-nous vraiment demander à la technique de satisfaire tous nos désirs ? La conscience écologique doit être cohérente devant cette question, qui sera de toute évidence l’un des choix politiques majeurs devant nous. Je suis frappé de voir à quel point beaucoup de mes amis de gauche sont silencieux sur ces questions, ou carrément contradictoires. Prenez la GPA (Gestation pour autrui) : des entreprises criminelles exploitent la précarité absolue à laquelle sont condamnées des femmes dans des pays pauvres pour faire du profit en vendant des bébés à des clients ultra-riches ; pourquoi une grande partie de la gauche ne dit-elle rien ?

« Peut-être qu’il est temps, sur le progrès notamment, de rebattre les cartes par-delà les camps. »

François Ruffin

F. Ruffin : Il y a plusieurs choses différentes. Si la technique permet de soulager des fins de vie, on peut discuter de son usage. Si une technique assez rudimentaire permet à des gens qui n’arrivent pas à avoir d’enfants d’en avoir, je ne vois pas pourquoi il faudrait s’y opposer, ce n’est pas de l’ordre du marché. En revanche, la GPA, là, on est vraiment dans une forme d’exploitation de la pauvreté. Vous connaissez mon opposition sur ce thème-là.

F-X. Bellamy : Dans l’extension récente de la PMA hors des cas d’infertilité pathologique, il ne s’agit plus de pallier la maladie ou de réparer le corps, il s’agit de le vaincre. Il me semble qu’on ne peut lutter contre le limitless sur le plan économique et marchand sans affronter aussi cette tentation sur le plan anthropologique.

F.Ruffin: Sur la PMA, en ce qui me concerne je ne perçois pas comme une menace pour la société que les homosexuels se marient et que potentiellement ils aient des enfants.

Pour revenir à la mondialisation qui fait péter les limites, je fais mien le slogan d’Hervé Kempf : consommer moins, répartir mieux. « Consommer moins » c’est le volet vert, et « répartir mieux » le volet rouge. Évidemment, on doit commencer par répartir mieux : ce ne sont pas les gens d’en bas qu’il faut rationner. C’est le haut qu’il faut plafonner. Les yachts, les jets. La crise écologique devrait nous imposer de faire davantage communauté, d’avoir moins de différences à l’intérieur de la société, de faire accepter des règles communes, partagées, sans qu’un pan y échappe.

Le basculement vers cette société écologique ne vous parait pas de plus en plus lointain, inaccessible ?

F. Ruffin : Si nous avons cette conversation aujourd’hui, entre nous trois, c’est que la société est déjà mûre. Pendant des décennies, par exemple, les « Grands projets » étaient vécus comme positifs par nos deux camps, une espèce de prométhéisme débordant. Maintenant, si on a rajouté le mot « inutile » derrière « grand projet », c’est que des pans de la société, sinon la société toute entière, pensent que les « Grands projets » ne vont plus de soi. Comment faire pour que, demain, nous construisions une idéologie un peu commune, un ciment, malgré nos différences qui demeureront ? Parce que, pour l’instant, cette aspiration est politiquement minoritaire, alors que c’est – j’en suis convaincu – majoritaire dans la société.

F-X. Bellamy : Qu’est-ce qui explique cela ? Que les aspirations majoritaires des citoyens soient politiquement minoritaires ?

F. Ruffin : D’abord, la composition de la classe dominante joue un rôle décisif, avec une évidente appartenance aux CSP+ : pourquoi changer un monde qui, au fond, leur convient et sert leurs intérêts ? Mais s’y ajoute un effet de génération : un certain prométhéisme agit encore chez nos dirigeants qui rêvent d’aller vers les étoiles, de construire des grands ponts, etc.

F-X. Bellamy : Il y a aussi une fragilité du débat public qui rend impossible l’émergence d’un authentique pluralisme. Le mot de Thatcher, « il n’y a pas d’alternative », est devenu l’horizon de la politique. Où sont les endroits où nous avons l’occasion d’avoir des conversations de fond ? Le temps médiatique est désormais un temps de consommation immédiate.

F. Ruffin : Et enfin, regardons la poutre dans notre œil : une carence chez nous. « Le monde qu’on ne veut pas », on le voit, on le dit, mais « le monde qu’on veut », c’est beaucoup moins limpide. Quel idéal portons-nous ? Quel désir suscite-t-on dans la société ? J’ai essayé, à mon petit niveau et avec les métiers du lien, de porter un progrès qui a comme priorité la qualité des relations, des soins qu’on apporte à nos concitoyens. Et en même temps, ça ne porte pas du rêve comme conquérir l’espace hier, ou comme l’idéal égalitaire communiste. C’est plus banal, terre à terre, sans utopie. C’est du bricolage humain, pas forcément clair ni alléchant.

Avez-vous l’espérance de voir un jour se lever un mouvement qui transforme en profondeur

La suite de l’entretien est disponible dans la revue Limite n°26 « Débranchez le progrès » à retrouver en kiosque. 98p. 12€

Paul Piccarreta