Ils sont tous les deux barbus. Et pères de famille. Et frères. Mais si l’un est devenu musulman, l’autre est resté catholique. Tous deux très engagés dans leur foi, ils ont connu le conflit et la séparation avant les retrouvailles. Benoît enseigne la philosophie et écrit régulièrement dans Limite. A travers sa librairie et sa maison d’édition, Thomas est, lui, un relais important de l’opinion musulmane française, au point d’être soupçonné de relayer des discours islamistes. Son dernier livre, Vivre ensemble (ou pas ?), répond à cette accusation. Mais c’est surtout sur le projet de loi « confortant les principes républicains » que j’ai voulu les interroger. L’État doit-il craindre l’islam ? Les religions menacent-elles la cohésion de la nation ? Réponses de deux croyants radicaux.

Propos recueillis par Gaultier Bès. Illustration de Charlotte Guitard.

Quel est votre parcours spirituel ?

Thomas : Nous avons grandi tous deux dans une famille catholique, avec une bonne éducation religieuse qui m’a accompagné tout au long de mon enfance et mon adolescence, même lorsque j’ai pu m’éloigner de la pratique. Adolescent, j’ai lu le témoignage d’un prêtre converti à l’islam et ça m’a bousculé. J’ai relu la Bible et j’ai découvert le Coran, une page chaque soir ! J’en suis venu à la conviction que Jésus est un grand prophète, mais pas le fils de Dieu. Et j’ai fini par sauter le pas en devenant musulman.

Benoît : J’ai appris à m’endormir en priant. Mais si je suis chrétien aujourd’hui, si je n’ai jamais lâché ma foi, même au moment où beaucoup de mes amis s’en éloignaient, c’est grâce au service des pauvres et à la louange. Saint François d’Assise et les soupes populaires avec les sœurs de Mère Teresa, d’une part, la découverte de la prière de louange, de l’autre. J’ai même fait cinq ans de séminaire !

En revanche, j’ai mal vécu la conversion de Thomas. Pendant dix ans, on ne s’est pas vus. Finalement, c’est en partie la lassitude envers nos entre-soi confessionnels qui nous a permis de nous retrouver ! Et la vie quotidienne, avec nos enfants respectifs, les jeux et les balades en forêts (l’écologie aussi), nous a fait redécouvrir, au-delà (ou peut-être en deçà) de nos divergences religieuses, un terrain commun, un création de commun se faisant à même la vie, bref la fraternité.

Thomas, vous êtes fiché S. Pourquoi ?

Thomas : J’ai ouvert la librairie Al Bayyinah à Argenteuil en 2009, dans un quartier populaire et mal entretenu. Nous vendons tous types de livres, des livres religieux, traitant du dogme, de la spiritualité ou de la jurisprudence mais aussi des livres profanes, des livres de sociologie, des livres d’histoire, écrits par des auteurs musulmans ou non. On s’adresse à un public vraiment large et cette diversité apporte de la nuance et de la connaissance. Rien à voir avec le terrorisme !

Pourtant, nous avons été perquisitionnés juste après les attentats au Bataclan, à la librairie puis chez moi. Chiens montant sur les lits, affaires jetées par terre, c’est une intrusion brutale. J’ai rencontré ensuite les autorités qui me soupçonnaient d’alimenter idéologiquement des courants extrémistes. Ils me reprochaient d’avoir eu parmi mes clients des gens surveillés pour « radicalisation », ou de vendre des livres d’auteurs jugés trop littéralistes. On a eu ensuite des contrôles fiscaux et autres contrôles du même genre, sans n’avoir jamais été pour autant inquiété. 

Quand on essaie de discuter de manière avenante pour expliquer qu’on est contre tout recours à la violence, on est immédiatement accusés de faire de la « taqiyya »[1], de la dissimulation. Ce soupçon rend très difficile l’implication des musulmans dans la vie de la société. C’est ainsi que Bernard Rougier m’a présenté comme faisant partie de l’écosystème de la radicalisation et du séparatisme[2]. Pourtant, il n’y a rien d’illégal dans notre librairie, ni même de subversif. Juste des livres d’islam classique qui sont tous autorisés à la vente…

Benoît : Criminaliser des livres, c’est très dangereux. Carl Schmitt est dans toutes les librairies, bien qu’il ait été nazi, parce que ses idées philosophiques sont importantes et qu’il faut les connaître pour les discuter et les réfuter ! La pensée est toujours dialectique.

Le projet de loi contre le séparatisme vise principalement l’islam, dont certaines sensibilités menaceraient le vivre-ensemble. Qu’en pensez-vous ?

Thomas : Le gouvernement reproche aux musulmans de ne pas vivre avec le reste de la société, alors que la plupart d’entre eux, qui vivent dans les quartiers populaires, vivent avec des gens de tous horizons, sans que ça pose de problèmes au quotidien. On a des voisins chrétiens, athées, hindouistes, etc. On va à l’école ensemble, on travaille ensemble, alors que ceux qui nous stigmatisent vivent dans des quartiers huppés, et vivent séparés en termes d’urbanisme, d’emploi… Le Coran parle du « nous », pas du « je » ; il incite au partage, pas à l’individualisme ! Cette séparation qu’on imagine entre les gens n’existe pas : pendant le Ramadan, on offre des gâteaux à nos voisins catholiques, et réciproquement à Noël ! La majorité des musulmans en France sont très bien intégrés, ils sont pleinement français et n’ont plus les liens avec leurs pays d’origine que pouvaient avoir leurs parents, sans parler des nombreux convertis qui n’ont pas d’autre patrie que la France. J’ai entendu une jeune fille récemment dire : « J’ai découvert que j’étais musulmane à cause des polémiques à la télé ! ». Jusqu’alors, elle se pensait comme une citoyenne lambda. Ce sont les élites qui vivent en rupture avec la société qui nous accusent de séparatisme !

Benoît : Moi, j’habite aujourd’hui en pleine campagne, mais j’ai vécu à Garges-les-Gonesse, et c’est vrai que les gens y vivent mélangés. Il y a des tensions comme partout, mais à mon avis, le séparatisme est d’abord un problème de classe. Il y a des quartiers, et donc des écoles, qui vivent séparés, mais pour des raisons financières et non religieuses ! Les paroisses et les moquées sont parmi les derniers lieux où il y a une mixité sociologique et ethnique ! […]

Ce long entretien croisé et fraternel est à retrouver en intégralité dans le 22ème numéro de la revue Limite. Commandez-le !

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[1] Mot arabe signifiant « prudence » et « crainte ». Désignant une pratique consistant, sous la contrainte, à dissimuler ou à nier sa foi afin d’éviter la persécution, ce mot a été repris après les attentats du 11 septembre par certains auteurs pour dénoncer le double discours des islamistes.

[2]Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020.