Dans une France de moins en moins catholique, des figures de toutes les droites n’hésitent plus à brandir l’église comme un étendard identitaire. Pourtant, loin des peurs des plus inquiets, on détruit très peu d’édifices sacrés, et ces derniers demeurent les plus populaires du patrimoine français. Malgré la régression du catholicisme, les églises sont toujours ce guichet accessible et populaire de sacralité, explique le sociologue Yann Raison du Cleuziou.

Photo de Jérémie Luciani.

Symbole d’une pratique religieuse ordinaire et tranquille, ses cloches battant le rappel des communautés villageoises et des familles, le clocher est au cœur du paysage physique et symbolique de la France. Mais, au-delà du cercle des paroissiens qui demeurent, ses significations se sont sécularisées et politisées. Depuis la campagne présidentielle de 1981 où François Mitterrand incarne « la force tranquille » devant une lointaine église de campagne, le clocher est omniprésent dans les tracts électoraux de droite. Dans ses meetings de campagne en 2007, Nicolas Sarkozy fait, à maintes reprises, l’apologie « du blanc manteau d’églises » (la formule est du moine clunisien Raoul Glaber au XIes) qui recouvre le paysage Français. Mais ces références ont de moins en moins une connotation rassurante, elles sont le moyen de désigner les menaces qui compromettent l’identité de la France. Dans certains imaginaires contemporains, le clocher devient un repère par rapport auquel se mesure la décadence.

En juillet 2015, suite à des propos du recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, sur la possibilité de confier des églises aux musulmans, l’écrivain Denis Tillinac et Valeurs Actuelles lancent une pétition « touche pas à mon église ». Elle recueille rapidement plus d’une dizaine de milliers de signatures dont des figures de toutes les droites, de Nicolas Sarkozy à Philippe de Villiers ou Gilbert Collard : « Inscrits au plus profond de notre paysage intérieur, les églises, les cathédrales, les calvaires et autres lieux de pèlerinage donnent sens et forme à notre patriotisme. Exigeons de nos autorités civiles qu’il soit respecté ! » Structure saillante de l’église, le clocher devient un élément caractéristique du paysage et le catholicisme se trouve naturalisé comme une caractéristique essentielle de la nation. Le clocher de village serait l’arc de triomphe de la grandeur française, rappelant les heures de gloire qui ont permis au génie d’un peuple d’articuler l’exaltation de leurs petites patries avec un dessein transcendant et universel.

Colombey-les-Deux-Mosquées

L’envers de cette pétrification de l’unité nationale, c’est que dans bien des esprits de droite, toute fragilisation des « racines chrétiennes » est pensée comme une menace civique. Alain Peyrefitte a rapporté la justification de la décolonisation de l’Algérie que lui avait donné le général De Gaulle : «Les musulmans, vous êtes allé les voir, vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas? Si nous faisions de l’intégration […], mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées »» (C’était De Gaulle, 1994). Dans les années 2010 marquées par les attaques djihadistes, le philosophe Pierre Manent écrit dans Situation de la France (2015) que l’enracinement des Français dans la culture catholique est la condition de la perpétuation de l’ordre républicain. « Si les jeunes générations perdent le contact avec la civilisation chrétienne, ils deviendront comme des fétus livrés à leurs pulsions » affirme Tillinac dans un entretien donné à Famille Chrétienne. Dans La fin d’un monde (2020), Patrick Buisson identifie le déclin de la religion populaire à la décadence de la nation. Dans sa vidéo de déclaration de candidature à la présidentielle de 2022, Eric Zemmour en résume l’idée par l’image spectaculaire de la démolition de l’église Saint-Jacques à Abbeville.

Comme l’a montré l’anthropologue André Micoud, le monument donne force aux valeurs qui le fondent et les inscrit dans la temporalité longue, quasi géologique du paysage. Les haut-lieux sont toujours l’épicentre de l’affirmation d’une norme. Mais celle-ci peut varier au cours de l’histoire. Les sonneries de cloche nocturnes deviennent aujourd’hui, comme le chant du coq Maurice et le parfum du fumier, des symboles d’un monde rural patrimonialisé, et toute critique à leur égard un stigmate qui trahit « le horsain ». Chez Zemmour, la présence de l’église, telle une stèle frontière, devrait rappeler aux populations étrangères la culture à laquelle ils doivent s’assimiler. Le clocher devient alors le contre-minaret des Français, le marqueur architectural d’une différence qui résume celle du peuple menacé par « le grand remplacement ». Pour l’écrivain Richard Millet, c’est même plus encore, toute la civilisation française dont les églises seraient le temple votif : « J’avais le désir de m’agenouiller dans l’herbe, l’église étant close, pour dire ma reconnaissance envers la foi et la civilisation qui ont donné cette église et la langue dans laquelle prier, ce Notre Père que j’ai récité muettement en ce lieu dont la perfection était celle d’une pièce de Couperin, d’un tableau de Chardin, d’un poème de Verlaine, d’une page de Pascal, de la Bruyère, de Nerval, de Proust, de Colette… » (Déchristianisation de la littérature, 2018). Comme l’avait anticipé Michel de Certeau, « D’un système d’expression de la foi chrétienne, il reste un lexique dont certains éléments servent à […] exprimer les problèmes que fait naître l’éloignement de la société traditionnelle : les refus et les inquiétudes, les réinterprétations rassurantes ou les ruptures blasphématoires qui accompagnent cette distanciation » (Le christianisme éclaté, 1974). Reste que ces discours ne suffisent pas à embrigader les clochers pour les faire défiler en bon ordre derrière une cause. […]

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