« La question qui agite aujourd’hui le monde autour de nous n’est ni une question de personnes, ni une question de formes politiques, c’est une question sociale ; c’est la lutte de ceux qui n’ont rien et de ceux qui ont trop. » Universitaire, précurseur de la doctrine sociale de l’Église, fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, le bienheureux Frédéric Ozanam (1813-1853) est une figure qui devrait continuer à nous éclairer. Entretien avec Charles Vaugirard, l’un de ses fervents disciples, auteur d’une passionnante enquête sur sa pensée politique.

Propos recueillis par Gaultier Bès / Illustrations d’Alexandre Forget

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à Frédéric Ozanam ?

C.V : J’ai découvert Frédéric Ozanam aux JMJ de 1997, à Paris. Il a été béatifié lors de cet événement. J’avais alors 18 ans, plein d’idéaux en tête qui partaient dans tous les sens. Sa découverte m’a permis de comprendre que nous pouvions être chrétiens et citoyens, catholiques et républicains, démocrates et chrétiens. Pour moi qui étais féru de politique et démocrate convaincu, j’ai tout de suite été fasciné par ce personnage. C’est d’ailleurs moins la figure de charité qui m’a d’abord parlé chez lui que la dimension politique de l’homme avec ses articles écrits lors de la révolution de 1848. Ce livre est la conséquence de cette rencontre.

Ozanam était un bourgeois proche des pauvres. Quel était son rapport à l’argent ?

Sa grande critique des économistes classiques que l’on appellera plus tard « libéraux » et des penseurs socialistes repose sur le constat que ces deux courants étaient matérialistes. Selon lui, les économistes classiques voyaient en l’homme un producteur, et les socialistes un être appelé à la jouissance, car dans les deux cas les solutions aux problèmes des hommes passaient par l’économie et donc l’argent. Or l’argent ne fait pas tout et l’homme a aussi besoin de se former, de s’accomplir par son travail ce qui n’est pas forcément produire plus, d’être libérés de maux comme les addictions (alcool, jeux), de se cultiver, de participer à la vie de la cité, d’élever ses enfants etc. L’homme vaut beaucoup plus que sa fonction de production et son activité de consommateur : il se construit et aide à la construction de ses enfants et de la cité. Nous le voyons dans sa vie personnelle : il n’a jamais cherché à gagner toujours plus d’argent. Son idéal était ailleurs, centré sur les autres pour les faire grandir et les aider. Comme enseignant, il a formé des étudiants. Comme chercheur, il a mis sa vie « au service de la vérité » comme il le dit dans un texte testament. Comme mari et père, il s’est donné à sa famille. Comme fondateur de la Société de St Vincent de Paul, il a aidé les pauvres non seulement matériellement, mais personnellement, par des cours particuliers, par sa proximité.

Vous rappelez qu’il a été tertiaire franciscain. Comment a-t-il essayé de vivre l’exigence de dépouillement du poverello ?

Concrètement, Frédéric avait un mode de vie sobre en comparaison du reste de la société bourgeoise dans laquelle il vivait. Néanmoins, il n’a pas non plus vécu dans le dénuement, il avait charge de famille et il se devait d’apporter ce qu’il fallait à sa femme et à sa fille. Son franciscanisme s’illustrait surtout par sa relation avec les pauvres : il les visitait chez eux et il avait une relation quasiment à égalité, par une fraternité réciproque qui honorait le pauvre au lieu de l’humilier, ce qui peut se produire quand un bourgeois assiste un pauvre.

« Je professe que c’est folie de consumer ses jours à accumuler ce dont on ne jouira point, folie même d’entasser pour ses enfants. »

Frédéric Ozanam

Comment percevait-il le capitalisme naissant ?

Frédéric Ozanam a été un témoin de la première révolution industrielle. Il a vu le développement de l’industrie,  le premier exode rurale, et les premières révoltes ouvrières. Sa critique du capitalisme, « exploitation de l’homme par l’homme », était sévère. Il a fortement pointé du doigt ce système où l’homme est considéré comme un outil et non comme un partenaire. Il a constaté aussi sa réciproque : la lutte des classes. Il a vu monter la colère de la classe ouvrière et il craignait que cela débouche sur un choc violent, comme les révoltes des Canuts de Lyon[1]. C’est devant ce constat qu’il a développé une pensée sociale spiritualiste et non matérialiste. L’économie n’allait pas tout arranger et les solutions des idéologies socialistes et des économistes classiques ne résoudraient pas le problème (et le socialisme allait plutôt en créer d’autres). Pour lui il fallait réconcilier ces deux classes sociales en les faisant travailler ensemble : c’est la théorie de l’association de travailleurs. Il disait que l’État, officieusement, devait rapprocher les patrons et les ouvriers, afin qu’ils soient pleinement associés et que l’ouvrier ne soit plus un instrument, mais un associé. Ce qui implique la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, à la direction de la société et leur possibilité de se former tout au long de la vie. Ce sont en fait les coopératives.

A-t-il développé une pensée de la technique ?

Ozanam était favorable au concept de progrès au sens large et chrétien du terme. Il croyait au « progrès par le christianisme », qui est un chemin de croissance dans la charité et la sainteté. Il n’écarte pas la technique, mais elle est ordonnée à la charité, tout comme le progrès politique et social. Il donne ainsi un but aux différents types de progrès : la charité. C’est exigeant, ça passe par un « esprit de sacrifice » où chacun renonce à quelque chose pour les autres. Dans ce texte, on trouve ce que le Pape François écrira dans Laudato Si, sur l’écologie, la sobriété. L’idée d’une vie sobre pour que tous puissent vivre correctement est très présente chez Ozanam. Il voyait déjà poindre les ravages de ce qui deviendra au XXème siècle la société de consommation. Au contraire, il évoque le progrès athée, rationaliste, qui cherche à atteindre l’immortalité du corps (il voyait déjà le transhumanisme) et à vouloir toujours plus ce qui le conduit à exploiter les plus faibles et à surexploiter la nature. Ce progressisme athée est perçu par Frédéric comme profondément égoïste, voire potentiellement sanglant car dominateur. Sa pensée est actuelle car c’est ce progressisme athée qui a conduit à la crise écologique et sociale contemporaine.

Il a prôné aussi le « salaire naturel ». De quoi s’agit-il ?

La théorie dite du « salaire naturel » est nommée ainsi en référence à la notion de loi naturelle. L’idée est que le salaire doit être suffisamment élevé pour assurer au moins la subsistance du salarié et de sa famille (manger, se loger, se soigner), l’éducation de ses enfants et sa retraite quand il n’aura plus de forces pour travailler. Il s’agit ici d’un minimum absolu pour couvrir les besoins « naturels » d’un foyer. Au XIXe siècle, il n’existait aucun salaire minimum ni aucune loi sur les salaires et les retraites. Les salaires pouvaient donc être scandaleusement bas. La théorie de Frédéric Ozanam rejoint le SMIC qui existe en France depuis 1950, ainsi que le système de retraite fondé en 1945. Bien sûr, ce salaire naturel doit être plus important selon la pénibilité du travail, et le niveau de formation exigé. Enfin, il doit croître selon l’augmentation des profits de l’entreprise : c’est la logique de la participation aux bénéfices de l’entreprise, idée qui sera défendue au XXe siècle notamment par le général de Gaulle.

Concrètement, pour arriver à mettre en place un tel système, il souhaitait une « action officieuse de l’État » qui mette en place un dialogue social entre ouvriers et patrons. Ce dialogue devait déboucher sur l’association des salariés et des employeurs, ce qui est en réalité une entreprise coopérative ou au moins un système d’accords d’entreprise de participation.

« La même autorité qui nous annonce qu’il y aura toujours des pauvres parmi nous [le Christ] est aussi celle qui nous ordonne de tout faire pour qu’il n’y en ait plus. »

Frédéric Ozanam

Initiateur de la démocratie chrétienne et inspirateur de la pensée sociale de l’Eglise, il a œuvré, notamment en 1848, pour empêcher une lutte sanguinaire entre les classes sociales. Quel héritage nous laisse-t-il pour articuler justice et charité ?

Son grand héritage est d’avoir défendu l’idée que justice et charité ne s’opposent pas. La charité est le moteur de la justice car il faut beaucoup aimer ses frères pour rechercher la justice sociale. Mais une fois atteinte, la justice n’est pas suffisante. La charité complète et dépasse la justice comme le démontre très bien tout l’Evangile. « Que la charité fasse ce que la justice seule ne saurait faire » disait Ozanam. Et l’Etat n’est pas dispensé de rendre la charité, loin de là, Ozanam le rappelle notamment quand il a traité de la « charité légale », ce que nous appelons aujourd’hui en France la solidarité. Donc, charité et justice marchent ensemble, l’une suscitant l’autre et la première prenant ensuite le relais. Concrètement, il voyait la charité en action par le dialogue mis en œuvre entre classes sociales. Dans le contexte de lutte des classes, l’Eglise, et tous les hommes de bonne volonté, devaient tenter de faire dialoguer les classes en lutte pour éviter la guerre sociale. Le but de ce dialogue social était de mettre fin aux injustices subies par les ouvriers, notamment les bas salaires, la durée excessive du travail et les conditions de travail inhumaines.

Lors des émeutes de juin 1848, Frédéric Ozanam a fait appel à l’archevêque de Paris pour qu’il monte sur une barricade et appelle à la paix. Hélas, il mourut d’une balle perdue, mais l’insurrection cessa juste après. Ozanam ne s’est pas arrêté là : il publie ses réflexions “d’économie charitable” pour apporter des réponses aux causes de la misère qui a engendré l’insurrection de juin. Pour lui, toute l’action politique devait tendre à cette paix, par la mise en place d’une société plus juste. C’est le contenu même de cette démocratie chrétienne qu’il appelait de ses vœux. Une République dont la devise “Liberté, égalité, fraternité” était selon Frédéric Ozanam « l’avènement temporel de l’Evangile ». Il ajoutait aussi que c’est la mission des chrétiens de s’engager dans la Cité pour que la République soit fidèle à sa devise. A nous de nous laisser inspirer par la charité du Christ pour rechercher la justice sociale.

G.B.