« La question qui agite aujourd’hui le monde autour de nous n’est ni une question de personnes, ni une question de formes politiques, c’est une question sociale ; c’est la lutte de ceux qui n’ont rien et de ceux qui ont trop. » Universitaire, précurseur de la doctrine sociale de l’Église, fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, le bienheureux Frédéric Ozanam (1813-1853) est une figure qui devrait continuer à nous éclairer. Entretien avec Charles Vaugirard, l’un de ses fervents disciples, auteur d’une passionnante enquête sur sa pensée politique.

Propos recueillis par Gaultier Bès

Illustration d’Alexandre Forget

Limite: Ozanam était un bourgeois proche des pauvres. Quel était son rapport à l’argent ?

Charles Vaugirard: Sa grande critique des économistes classiques que l’on appellera plus tard « libéraux » et des penseurs socialistes repose sur le constat que ces deux courants étaient matérialistes. Selon lui, les économistes classiques voyaient en l’homme un producteur, et les socialistes un être appelé à la jouissance, car dans les deux cas les solutions aux problèmes des hommes passaient par l’économie et donc l’argent. Or l’argent ne fait pas tout et l’homme a aussi besoin de se former, de s’accomplir par son travail ce qui n’est pas forcément produire plus, d’être libérés de maux comme les addictions (alcool, jeux), de se cultiver, de participer à la vie de la cité, d’élever ses enfants etc. L’homme vaut beaucoup plus que sa fonction de production et son activité de consommateur : il se construit et aide à la construction de ses enfants et de la cité. Nous le voyons dans sa vie personnelle : il n’a jamais cherché à gagner toujours plus d’argent. Son idéal était ailleurs, centré sur les autres pour les faire grandir et les aider. Comme enseignant, il a formé des étudiants. Comme chercheur, il a mis sa vie « au service de la vérité » comme il le dit dans un texte testament. Comme mari et père, il s’est donné à sa famille. Comme fondateur de la Société de St Vincent de Paul, il a aidé les pauvres non seulement matériellement, mais personnellement, par des cours particuliers, par sa proximité.

« Je professe que c’est folie de consumer ses jours à accumuler ce dont on ne jouira point, folie même d’entasser pour ses enfants. »

Frédéric Ozanam

Limite: Comment percevait-il le capitalisme naissant ?

Charles Vaugirard: Frédéric Ozanam a été un témoin de la première révolution industrielle. Il a vu le développement de l’industrie, le premier exode rurale, et les premières révoltes ouvrières. Sa critique du capitalisme, « exploitation de l’homme par l’homme », était sévère. Il a fortement pointé du doigt ce système où l’homme est considéré comme un outil et non comme un partenaire. Il a constaté aussi sa réciproque : la lutte des classes. Il a vu monter la colère de la classe ouvrière et il craignait que cela débouche sur un choc violent, comme les révoltes des Canuts de Lyon[1]. C’est devant ce constat qu’il a développé une pensée sociale spiritualiste et non matérialiste. L’économie n’allait pas tout arranger et les solutions des idéologies socialistes et des économistes classiques ne résoudraient pas le problème (et le socialisme allait plutôt en créer d’autres). Pour lui il fallait réconcilier ces deux classes sociales en les faisant travailler ensemble : c’est la théorie de l’association de travailleurs. Il disait que l’État, officieusement, devait rapprocher les patrons et les ouvriers, afin qu’ils soient pleinement associés et que l’ouvrier ne soit plus un instrument, mais un associé. Ce qui implique la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, à la direction de la société et leur possibilité de se former tout au long de la vie. Ce sont en fait les coopératives.

Limite: A-t-il développé une pensée de la technique ?

Charles Vaugirard: Ozanam était favorable au concept de progrès au sens large et chrétien du terme. Il croyait au « progrès par le christianisme », qui est un chemin de croissance dans la charité et la sainteté. Il n’écarte pas la technique, mais elle est ordonnée à la charité, tout comme le progrès politique et social. Il donne ainsi un but aux différents types de progrès : la charité. C’est exigeant, ça passe par un « esprit de sacrifice » où chacun renonce à quelque chose pour les autres. Dans ce texte, on trouve ce que le Pape François écrira dans Laudato Si, sur l’écologie, la sobriété. […]

L’entretien dont est extrait ce texte est à lire en intégralité dans le numéro 24 de la revue Limite. Il peut s’acheter sur le site de notre éditeur. Et si vous aimez Limite, première revue d’écologie intégrale, abonnez-vous !


[1]Les « Canuts », ouvriers  et artisans du secteur textile lyonnais, spécialisés dans la fabrication de la  soie, se révoltèrent en 1831 et 1834 pour obtenir un salaire garanti face à la concurrence des nouvelles machines à tisser (Jacquard). D’autres révoltes, menées par les « Voraces », suivirent en 1848 et 1849. NDLR.