Ni lui, ni nous, ne voulions lâcher le morceau. Limite voulait lui rendre visite près de Caen, où il vit depuis toujours. Pas possible pour Michel Onfray, trop pris, pas le temps, trop long. Alors, dépité, on a fait comme tout le monde. On lui a envoyé des questions par courriel. En mettant des blagues, en simulant des relances, bref, un vrai/faux entretien comme les médias savent les faire. Parce qu’avant d’être cet apologète d’un athéisme old-fashion, Michel Onfray a lu les technocritiques (ces philosophes critiques de la technologie) et en a fait son miel. Et à Limite, on aime le miel, certes, mais surtout les technocritiques.

Chez Limite, nous prônons la simplicité volontaire, cette attitude qui consiste à trier entre les besoins essentiels et les super us. Par conséquent, le modèle économique de la revue repose lui-même sur la sobriété. Vous, quinze ans après avoir ouvert votre Université Populaire à Caen (gratuite), vous avez lancé votre propre « TV », libre et indépendante. Pensez-vous que toutes ces actions suf sent à faire vaciller le capitalisme sur sa base ?

Non bien sûr, le capitalisme ne vacille pas avec si peu de choses. D’autant que le capitalisme n’est pas pour moi une chose
qui apparaît dans l’histoire des hommes et qui, de ce fait, serait susceptible de disparaitre un jour des écrans radars… Croire que le capitalisme est une séquence avec une naissance, et donc avec une finn possible, est une croyance, en l’occurrence une croyance marxiste. Le capitalisme existait avant Marx et il existera tant qu’il y aura deux hommes pour échanger deux valeurs qui seront constituées par leur rareté. Le capitalisme est le mode de production naturel des hommes puisqu’il est constitué sur la valeur, elle-même indexée sur
la rareté et que, dans les cavernes préhistoriques, un coquillage joli et rare est plus précieux qu’un gravier répandu. Les parures de femmes ne sont alors pas faites avec des produits courants mais avec des objets rares : dents d’animaux obtenues par des combats dangereux ou coquillages choisis pour leur beauté. Le capitalisme est plastique : du capitalisme préhistorique au capitalisme contemporain virtuel en passant par le capitalisme écologiste, son histoire est celle de ses métamorphoses.

D’ailleurs, nous faisons peu d’entretiens par courriels (pratique désormais courante chez les journalistes). Nous préférons augmenter notre emprunte carbone en allant rencontrer les personnes pour de vrai. Bref, pour nous la décroissance, c’est d’abord accroître la qualité des rapports humains. C’est terriblement inefficace et un peu naïf, non ?

Non. Mais quand on est sollicité dix fois par jour pour donner à des gens qui prennent et qui croient être les seuls à demander, il faut s’organiser pour ne pas n’être
plus qu’une chose entre les mains d’autrui, un genre de citron qu’on prend dans la coupe de fruits
du voisin et qu’on presse pour
en boire le jus a n d’étancher sa soif… L’expérience m’a appris que rencontrer les gens, c’est probablement humainement mieux que d’échanger par courriel, mais que cette formule a aussi ses limites : dans la rencontre, il y a l’entretien, puis sa transcription, puis sa correction, ce qui veut dire sa réécriture, car l’oral retranscrit n’est pas de l’écrit. Finalement, tout cela prend plus de temps que l’écriture directe qui, elle, a l’avantage d’être plus précise, plus dense moins journalistique.

Je passe du coq à l’âne (et par courriel, Dieu sait que c’est moins évident), mais n’avez-vous jamais envisagé les rapports ambigus qu’entretiennent le terrorisme islamiste et le technocapitalisme ?

En effet, l’islamisme n’est pas un anticapitalisme. Il est même une formule nouvelle du capitalisme planétaire et déterritorialisé. Les monarchies pétrolières font chaque jour la démonstration que le Coran et le capitalisme sont tout à fait compatibles. Les banques cora- niques également. Le Coran vante les mérites du travail, il ne s’oppose pas à la propriété, il n’interdit pas l’enrichissement personnel pourvu qu’il soit accompagné du zakat, l’aumône, l’un des cinq piliers de l’Islam. L’usure est interdite en revanche mais des montages financiers disons halal qui contribuent au partage des profits permettent d’outrepasser l’interdit… Moyennant quoi, capitalisme et islamisme font bon ménage. Que le terrorisme, qui est l’avant-garde militaire du califat, travaille dans le sens de l’universalisation du capitalisme est l’une des nombreuses ruses de la raison historique.

Nos auteurs fétiches ont tous pensé la décadence de l’Occident en même temps qu’une possible alternative au désastre. C’est d’ailleurs l’un de nos slogans : il y a plein d’alternatives. Chesterton a théorisé le distributisme, Simone
Weil a soutenu la grève et préconisé l’enracinement, Jacques Ellul un écosocialisme technocritique, Ivan Illich la convivialité. Leurs points communs ? C’était des chrétiens radicaux. Alors, Michel Onfray s’est- il planté sur la puissance subversive du christianisme ?

Un peu de modestie les amis, sinon un zeste de connaissances historiques ou un doigt de simple bon sens et de souci des réalités… Car il ne me semble pas que vos auteurs aient triomphé dans l’Histoire ! Attendons un peu pour savoir si je me trompe, et vous pourrez peut-être le dire le temps venu, mais on peut d’ores et déjà dire que vos thèses depuis Chesterton, donc disons depuis le XIXe ou le début du siècle suivant, se trouvent puissamment invalidées par la réalité ! Je vois peu de distributisme, de grèves, d’enracinement, d’écosocialisme technocritique, de convivialité à l’horizon mais, bien au contraire, la paupérisation de masse, la dépolitisation syndicale généralisée, le triomphe du déracinement cosmopolite, l’usage mondain de l’écologie urbaine par les socialistes…

Vos héros sont fatigués !

« Il est plus facile aujourd’hui d’imaginer
la fin du monde que celle du capitalisme ». C’est
de Jean-Claude Michéa, notre père spirituel à tous, mais nous pourrions tout aussi bien vous l’attribuer. N’êtes-vous qu’un spectateur impassible du déclin de l’Occident ou croyez- vous, secrètement, que l’espérance est permise ? (On n’est pas sur France 2, vous pouvez vraiment vous confier).

Je suis un lecteur de Jean-Claude Michéa depuis la première heure et souscris à l’essentiel de ce qu’il dit. J’achète chacun de ses livres quand ils paraissent avec la régularité d’un métronome. Vous ne trouverez chez moi aucun mot, aucune ligne, aucune parole contre lui… Je me sens en fraternité avec sa sensibilité socialiste libertaire c’est mon camp depuis que je me manifeste publiquement sur France 2 ou ailleurs, chez vous par exemple…

Je vous renvoie à ma première réponse : je crois le capitalisme immortel parce que structurel
et non conjoncturel comme le croyait Marx et comme le croient les tenants d’un socialisme néo- marxiste. Dès lors, « il est en effet plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme »… « Spectateur impassible du déclin de l’Occident ? » Oui, bien sûr. Comme vous… Car l’espérance dont vous me parlez (et dont au passage le service public de France 2 assure la publicité en diffusant la messe dominicale avec l’argent du contribuable…) est une affaire de foi et que la foi permet tout, c’est d’ailleurs à ça qu’on la reconnaît.

Cet article est paru dans le sixième numéro de la Revue Limite, en vente en ligne et en librairie (liste des 250 points de vente).Capturefondsite

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Paul Piccarreta