La profession agricole a perdu ses codes et n’est plus réservée à un banc d’initiés. Les installations hors cadre familial se développent et séduisent un nouveau profil d’agriculteurs, qui choisissent de se concentrer sur des productions à forte valeur ajoutée comme le maraichage. Dans un modèle dominant où une minorité d’exploitants se partagent plus de la moitié du foncier agricole et où la majorité d’entre eux cultivent en fermage, l’accès à la terre semble être une mission presque impossible pour qui veut faire pousser des carottes. Ce reportage sur l’exploitation de Sébastien, récemment installé sur une exploitation dans la Moselle, dessine le champ des possibles, et résonne d’une manière singulière à l’heure où, COVID l’impose, nos modèles agricoles montrent leurs limites.

Un disquaire au milieu des serres  

C’est sur une friche longtemps abandonnée à l’entrée de Pierre-la-Treiche, une commune de 500 habitants sur la rive gauche de la Moselle, que Sébastien a choisi de se lancer dans le maraîchage. « Je n’avais rien à voir avec l’agriculture, j’étais vendeur de vinyles électro et organisateur de soirées. Ma femme a commencé une formation ‘Métier de l’agriculture’ et j’ai décidé de la suivre pour devenir responsable d’exploitation agricole, dans le but de m’installer ensuite. » Loin des schémas de l’agriculture traditionnelle et familiale, de ses rites et privilèges, Sébastien se retrouve confronté au réel quand vient le temps de l’installation. « Je n’avais pas d’idée du lieu où m’établir, je n’y connaissais rien. Très vite la réalité nous rattrape, on rencontre tous rapidement la première difficulté en sortant de formation. » Sébastien fait ici allusion à l’épineuse question de l’accès au foncier, préoccupation centrale partagée par tous les agriculteurs qui souhaitent se lancer. Cette conquête des terres est si cruciale, si vitale que cela en viendrait presque fortuit de la verbaliser. Sébastien prolonge, « on va galérer pour trouver du foncier, alors que pour le maraîchage, on n’a pas besoin de très grandes surfaces ».

La grosse agriculture détient tout

Alors que la demande d’une alimentation locale et de qualité connaît une croissance importante, et assurerait des débouchés à ces agriculteurs, la réalité du marché du foncier se veut plutôt décourageante. Lucide et pragmatique, Sébastien nous dépeint la situation « C’est difficile car il y a peu de terre disponible, aujourd’hui la grosse agriculture détient tout, en général c’est compliqué de réussir ». En France, la tendance est d’une part à la diminution du nombre d’exploitations et d’autre part à l’agrandissement de la taille des exploitations. En 20 ans, le nombre d’exploitations a diminué de moitié pour atteindre 515 000 en 2017. La taille des surfaces exploitées a augmenté, passant de 28 hectares en moyenne en 1988 à 63 hectares en 2016. La concentration foncière dans les mains d’une minorité pose ainsi des questions de rentabilité, d’équité, et évidement de propriété.

Dans ce contexte, l’insertion des petites installations hors cadre familial relève de l’exploit, sinon du miracle. Le travail de prospection de site est fastidieux, les terres disponibles sont rares et le coût du foncier représente un frein considérable. Lorsqu’il rencontre l’Eden lorrain, Sébastien semble avoir déniché la perle rare : « C’est un endroit top pour le maraîchage, c’est plat, la terre est parfaite, il y a de l’eau à profusion, un puit existant à proximité, il y a vraiment tout ce qu’il faut pour faire du maraîchage, je ne pouvais pas laisser passer ça. » La propriété, située à l’entrée du village est en friche depuis près de 12 ans. En 1999, la tempête détruit les serres, mettant fin à la production de concombre semi-industrielle qu’elles abritent. Le terrain est très convoité pendant des années, mais la volonté des élus de conserver des terres maraîchères dans le périmètre d’une aire de protection de captages le préserve de la pression des industriels voisins. Ouf. « J’ai eu de la chance, prolonge Sébastien, il y en a plusieurs qui ont échoué à cause du prix d’achat du foncier qui était vraiment inaccessible. Il fallait voir, l’exploitation était abandonnée, y’avait vraiment du boulot, il fallait soit des bons financements, soit un énorme investissement ! »

Terre de liens et la mise au pot commun

« Quand on décide de faire ce genre de métier on n’a pas vraiment le choix, on prend ce qu’on trouve et là où c’est, et puis on se bouge pour défendre son projet et convaincre la Chambre d’agriculture, les banquiers, la commune », déplore Sébastien. Forcé de trouver une solution et des financements, Sébastien se tourne alors vers Terre de liens. « Vous comprenez, ce n’est déjà pas évident en maraîchage quand on demande entre 30 000 et 45 000 euros à la banque, alors là, il y avait du boulot avec les 200 000 euros nécessaires ». Cette association, créée en 2003, permet aux agriculteurs d’acquérir du foncier à travers un accompagnement financier, juridique et technique. Elle mobilise ensuite l’épargne et les dons du public pour acquérir du foncier agricole et préserver les fermes : ces terres sont ensuite proposées en location à des agriculteurs pour des productions favorisant la biodiversité et le respect des sols. Cette gestion collective du foncier permet de maintenir les terres agricoles dans le giron de la société civile et d’en faire des biens communs.

L’association épaule les porteurs de projets dans leurs négociations et démarches souvent tumultueuses, en veillant à la robustesse du projet : « C’est vrai que si le dossier ne tient pas la route et que le projet ne semble pas viable, ils ne s’engageront pas », précise Sébastien. Au cœur des enjeux du marché, des rapports de force et des marges de manœuvre locales, l’association fournit un accompagnement considérable dans la réévaluation du bien afin de l’acheter à sa juste valeur. C’est un travail de longue haleine : « On a travaillé avec eux pour négocier un prix d’achat, puis demandé des évaluations de la SAFER et de Domaine de France pour avoir le prix juste, à la fois pour les terres et les bâtiments ».

Que sont les SAFER ?

Organismes d’Etat chargés de veiller sur le marché du foncier, les SAFER (Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural) naissent dans les années 1960, à l’heure où la professionnalisation du monde agricole rime avec agrandissement et productivité des exploitations. Dans ce contexte, le foncier, patrimoine à transmettre de génération en génération, devient un outil au service de la modernisation de l’agriculture. L’Etat met alors en place des dispositifs concourant à l’institutionnalisation du foncier : le droit de fermage et les SAFER. Ces opérateurs d’Etat apparaissent progressivement comme des organismes en charge du foncier agricole. Aujourd’hui, les SAFER ont pour mission d’éviter la flambée des prix et de structurer les nouveaux usages des terres en donnant la priorité à l’installation de jeunes agriculteurs. Informées à la signature de chaque acte de vente, elles ont un droit de préemption et peuvent bloquer une vente, rétrocéder les terres au candidat choisi et participer à la régulation du marché en révisant les prix lors des ventes.

Si les SAFER effectuent une évaluation du bien selon le marché local, l’association – en tant qu’acquéreur du bien au nom de la société civile – n’hésite pas à effectuer une dernière révision : « Ils ont l’habitude, ils ont refait une évaluation complémentaire avec des indices dans la région pour trouver le prix de l’exploitation, sinon on se serait fait avoir. » Les six mois de travail et de paperasse ont payé: une révision à hauteur de 60 000 euros sur le prix de vente final. Afin de réunir les 160 000 euros nécessaires à l’achat du terrain et des bâtiments agricoles, l’association lance un appel aux dons citoyens. Le résultat est bien au-delà des espérances, nous confie Sébastien, la voix teintée d’enthousiasme et de reconnaissance : « On a fait jouer tous les réseaux – ceux de Terre de liens et le mien – pour trouver cette somme. Tout le monde s’y est mis ! C’était hyper rapide, on a réuni la somme en seulement trois mois ! Je me souviens, j’ai signé le bail le 23 décembre. » Noël avant l’heure.

Le maraîchage améliore la terre

A travers le bail dont il dispose, Sébastien s’inscrit dans la longue lignée des agriculteurs locataires de leurs terres, qui représentent encore aujourd’hui un tiers des exploitants agricoles. Faire appel à Terre de liens, a été pour Sébastien le moyen de défendre sa vision de la terre. Une terre envisagée non pas comme une ressource à exploiter ou à posséder, mais comme un bien partagé qu’il cultive de manière temporaire, avant de le remettre au pot commun. « Je ne serai sûrement jamais propriétaire, mais je n’en ai pas l’envie. Par rapport à mon activité, ce n’est pas utile : le jour où je m’arrêterai, je n’aurai qu’à revendre mon outil de travail qui aura pris de la valeur. Car ce qui est sûr, c’est que le maraîchage améliore la terre ! »  Intendant et gestionnaire comme demandé par le Père[1].


[1] Genèse, 2, 28

Ce reportage d’Amélie Pillet est un complément de notre dossier sur les communs publié dans le numéro 18. Vous pouvez le trouver à la commande en ligne et en librairie à leur réouverture !

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