Il y a quelques mois, nul n’aurait pu prévoir que des conseils de couture feraient la une du Monde. Et pourtant, c’est bien les dernières recommandations sur la fabrication de masques maison qui figurent en tête de page sur leur site web. Pendant ce temps-là, mes élèves de seconde, confinés chez eux depuis des semaines, me parlent lors de nos classes d’anglais virtuelles du temps qu’ils passent à faire la cuisine, tester des recettes de pain ou aider leurs parents dans des travaux de peinture ou de jardinage. Quelques-unes se sont mises à la couture ou à la broderie, un mot qu’elles ne savent pas dire en anglais puisqu’elles ne l’ont jamais utilisé auparavant en cours et qu’elles me demandent de traduire.

Nous sommes au printemps 2020, et tandis que la pandémie du Covid-19 bouleverse notre quotidien et force un grand nombre d’entre nous à passer plus de temps à la maison, il semblerait qu’une partie de la population redécouvre l’utilité, voire le plaisir procuré par les activités manuelles et les tâches domestiques. Pour ceux qui sont persuadés de leurs bienfaits tant sur le plan personnel que collectif, c’est peut-être un tournant dans le bon sens que nous nous apprêtons à prendre. Encore faudrait-il que nos institutions, à commencer par les établissements scolaires, encouragent et reconnaissent l’importance du travail manuel. C’est un sujet sur lequel je réfléchis depuis de nombreuses années ; rien de bien surprenant puisque j’ai été formée en grande partie par la pratique du scoutisme, mais j’ai également été très influencée par une scolarité effectuée à la fois en France et aux États-Unis.

Home economics

Suite aux déplacements professionnels de mon père, directeur de recherche au CNRS, ma famille et moi avons vécu cinq années dans le Missouri, réparties entre mes deux ans et mes quatorze ans. Ma sœur et moi-même suivions les cours du CNED en parallèle d’une scolarisation dans les écoles locales. Au début de mon année de quatrième s’est posée la question des options que je voulais prendre. Parmi la multitude de cours proposés, j’étais très tentée par ce que les Américains appellent home economics ; l’économie domestique, une matière enseignée autrefois dans les écoles de filles de nos mères et nos grands-mères mais qui était encore très répandue aux États-Unis dans les années 90. On y apprend non seulement à cuisiner, mais aussi à tenir un budget, à élaborer des menus et à coudre. J’étais instinctivement attirée par ce qui était en rapport avec le foyer, car je voyais ma mère s’y épanouir et toute ma famille prendre grand plaisir à y passer du temps ; la porte était toujours ouverte aux amis, et les invités y étaient nombreux.

Mes parents ont refusé, non par mépris pour cette matière, mais par souci de mon retour au collège français en troisième. Il fallait une deuxième langue vivante, et je fis donc de l’espagnol plutôt que de l’économie domestique. J’adorais l’espagnol, mais je savais également que jamais plus je n’aurais l’occasion de faire ce type de travail manuel à l’école. Et en effet, c’est ce qui se passa : après la troisième, j’ai été reçue dans un grand lycée parisien, puis je suis allée en prépa, à la fac, j’ai passé les concours, je suis devenue à mon tour enseignante en lycée.

L’exemple japonais

Pourtant, que ce soit aux scouts, en faisant du woofing ou en pratiquant le point de croix, je n’ai jamais cessé d’être convaincue de l’importance du travail manuel et de l’énorme perte que représente son absence dans notre système scolaire passé la maternelle et les premières années de primaire. Cette survalorisation de l’abstraction au détriment des tâches concrètes se retrouvent à tous les niveaux : les élèves de primaire ne sont pas responsables de la propreté et de la bonne tenue de leur salle de classe (comme ils le sont au Japon, par exemple). Les collégiens n’apprennent pas le moindre rudiment de cuisine ou de couture. Les lycéens ne sont jamais sensibilisés à l’artisanat, alors que celui-ci peut demander le même niveau de sensibilité et d’expertise que la littérature ou le cinéma. Et quand arrive le moment de l’orientation, on ne leur laisse aucun doute sur le fait que toutes les vocations et tous les talents ne se valent pas.

Aux États-Unis, la hiérarchisation du corps étudiant – et elle est très marquée – se fait selon les critères des jeunes, et non des adultes. Que l’adolescence soit un moment de compétition sexuelle intense où le physique prend une place disproportionnée est un fait universel, mais pour les jeunes américains, la prééminence de la domination physique, qui se traduit par la force chez les garçons et la beauté chez les filles, est un fait établi et validé par l’institution, car l’identité d’un établissement découle avant tout de ses victoires sportives. Cependant, le système américain a le mérite de ne pas séparer les élèves selon leurs spécialités. Il y existe certes quelques lycées professionnels (appelés « écoles vocationnelles », ce qui est un peu plus flatteur) mais dans l’ensemble, qu’on soit féru d’histoire-géographie, d’arts appliqués ou de menuiserie ne fait aucune différence puisque les classes n’existent pas et que les emplois du temps sont entièrement individualisés.

Littéraire trop rêveur ?

En France, au contraire, ce sont les adultes qui décident de la hiérarchie des élèves. Ceux qui sont au lycée général sont les élèves intelligents, et parmi eux, les scientifiques sont les meilleurs, les plus à même de réussir. Les économistes sont moins rigoureux mais promis à une bonne carrière. Les littéraires sont trop rêveurs, trop excentriques pour être sérieux, et feront sans doute de longues études qui ne serviront à rien. Les élèves des lycées technologiques sont, eux, forcément moins doués, moins cultivés, des cancres à qui ont doit bien trouver une occupation. Et ne parlons même pas des voies professionnelles, il ne s’y trouve que des délinquants !

Cette caricature grossière des différentes sections, personne ne la formulera à voix haute, mais pratiquement tout le monde l’a intégrée. Tous les ans, les équipes enseignantes font face à des parents furieux parce qu’on a suggéré à leur enfant, malheureux en cours de français mais extrêmement doué en dessin, une section technologique, comme si on le coiffait d’un bonnet d’âne et qu’on le vouait à un avenir misérable. Et comment leur en vouloir ? C’est la société toute entière qui martèle cet ordre immuable : l’intellectuel pour les bons, le manuel pour les mauvais ; le pragmatique pour les puissants, l’artistique pour les insignifiants.

Miroir de la société

Le problème va bien au-delà des soucis d’orientation des élèves de lycée, car cette dichotomie est la base même de la société néo-libérale. Pourquoi apprendre à cuisiner quand on peut commander des plats via une application mobile ? Pourquoi apprendre à coudre quand on peut acheter des habits à bas prix fabriqués au Bangladesh ? Pourquoi broder, ou peindre, ou jardiner, ou pratiquer n’importe quelle activité manuelle qui demande un effort prolongé et un soin minutieux quand tant de divertissements sont là sur nos écrans, prêts à être consommés ? La société néo-libérale est entièrement centrée autour du concept de productivité, et la productivité est le contraire de la production. On peut produire du savoir, de l’art, des objets, des légumes sur un lopin de terre, mais tout cela prend du temps. La productivité, elle, cherche sans cesse à compresser ce temps, et pour ce faire, elle relègue la production à la sphère de l’imaginaire en la délocalisant et persuade aux plus offrants que des raccourcis sont toujours possibles.

Parent au foyer, parent privilégié

Certains domaines résistent tant bien que mal aux assauts du néo-libéralisme. L’éducation, la famille et le foyer en font partie. Élever des enfants ne peut suivre aucune logique de rentabilité économique, et devant un bébé qui a besoin d’être bercé ou un enfant de cinq ans qui demande à jouer, on ne peut rien faire d’autre que se soumettre aux élans spontanés de la nature humaine. Toutefois, être un parent au foyer est aujourd’hui un privilège que bien peu peuvent se permettre. Ce travail, si primordial et exigeant soit-il, n’est pas reconnu comme tel, puisque pendant des siècles, il a été fait presque exclusivement par les femmes sans aucune contrepartie. Aujourd’hui, rester au foyer entraîne une perte d’indépendance financière et, à moins de changer radicalement de mode de vie, de grandes difficultés économiques.

Les courants féministes majoritaires ont voulu donner aux femmes la liberté de choisir, mais sont tombés allègrement dans le piège tendu par la société capitaliste qui trouve toujours le moyen de favoriser l’exploitation sous couvert d’émancipation. Quand l’économie domestique a été montrée du doigt et rayée du cursus, quand on a enjoint les femmes de quitter le foyer pour « travailler », on a sous-entendu – et on sous-entend encore – que s’occuper des enfants, faire le ménage ou cuisiner n’est pas du vrai travail, tout juste des tâches ennuyeuses et répétitives qui n’ont aucune plus-value, et donc aucune reconnaissance sociale. En fait de choix, la femme libérée et accomplie ne peut l’être qu’à l’extérieur de sa maison ; quant aux hommes, il est inconcevable qu’ils soient comblés en restant chez eux.

Réinvestir le foyer

Le néo-libéralisme a tout intérêt à ce que nous passions le moins de temps possible dans notre foyer, et qu’on lui préfère notre lieu de travail ou des endroits où il possible de dépenser de l’argent (centres commerciaux pour les moins fortunés, vacances au loin pour les plus riches). Or, nous voilà au début d’une ère où il va bien falloir le réinvestir. Non seulement pendant les longs mois qui seront nécessaires à l’élaboration d’un vaccin contre le Covid-19, mais par la suite, quand notre monde meurtri par le gâchis et la pollution se rappellera à nous en entraînant d’autres évènements catastrophiques, d’autres conflits, d’autres épidémies. Si nous voulons survivre, il faudra arrêter de prendre l’avion comme on prend le bus, privilégier les circuits courts, réutiliser plutôt que d’acheter neuf, chercher à être plus autonomes. En somme, il faudra bien nous servir de nos mains pour autre chose que tapoter sur un écran de smartphone ou dégainer notre carte bleue.

L’école devrait être le premier lieu de cette nouvelle éducation. Tout d’abord en luttant contre la stigmatisation des voies technologiques et professionnelles avec une réforme audacieuse et cohérente, et non mue par le seul impératif économique comme toutes celles mises en place ces dernières années, quel que soit le gouvernement au pouvoir. Ensuite en faisant en sorte que tous les élèves aient un minimum de connaissances en économie domestique. On nous dit que l’instruction en France a vocation à donner un bagage culturel et intellectuel commun à tous, car tout le monde n’a pas la chance d’avoir des livres à disposition à la maison. C’est une excellente chose, du moins en théorie. L’état veille également à ce que tous les jeunes pratiquent une activité sportive en rendant l’EPS obligatoire jusqu’à la terminale. Pourquoi alors réduire les travaux manuels aux colliers de pâtes que les petits font pour la Fête des Mères et l’économie domestique à des souvenirs désuets d’une autre époque ? Beaucoup n’auront jamais l’occasion d’apprendre à concevoir un repas équilibré, entretenir un potager ou recoudre un bouton chez eux, et voilà pourtant des compétences essentielles à avoir.

Un cerveau pour réfléchir et des bras pour bâtir

 Certains soulèveront le manque d’infrastructures et les règles d’hygiène et de sécurité draconiennes qui rendent impossible de proposer, par exemple, des cours de cuisine ou des ateliers de menuiserie. Nous pouvons pourtant commencer par des choses plus simples : pour coudre, il suffit d’un fil, d’une aiguille et quelques bouts de tissus. Pour élaborer des idées de menus, de bons conseils et des recettes à tester chez soi suffisent. Le bricolage peut se faire aussi bien avec du bois et des clous qu’avec de la colle forte et des palettes recyclées.

Que cela ne serve donc pas d’excuse à un immobilisme mortifère. En privant nos jeunes de l’apprentissage du travail manuel, en leur faisant croire qu’on ne peut pas à la fois utiliser son cerveau pour réfléchir et ses bras pour bâtir, nous les privons d’une composante essentielle du bonheur humain. Deux mois passés à faire des cours par écrans interposés suffiront certainement aux élèves pour se rendre compte que le virtuel ne vaudra jamais le réel. À nous, adultes, d’achever de les convaincre qu’il nous faut tendre les mains vers les autres, les mettre dans le cambouis et à la pâte si l’on veut être heureux, et qu’aucune tâche n’est trop basse si elle est utile. C’est toute une génération compte sur nous pour leur transmettre les outils nécessaires à la construction du monde qui s’annonce.