Le silence, c’est d’abord celui des femmes. Celles qui le faisaient en secret, celles qui payaient comme elles le pouvaient, celles qui paniquaient et se disaient qu’elles n’avaient pas le choix.

C’est celui de la honte, de l’abandon, du patriarcat triomphant et hypocrite qui s’en lavait les mains. C’est celui qui a pesé sur les femmes pendant des décennies, des siècles, le fardeau dont les hommes n’ont jamais senti le poids mais qu’ils ont toujours prétendu mieux comprendre.

C’est celui qu’a brisé Simone Veil, en prenant la parole, en levant l’omerta, en portant secours aux milliers de désespérées qui risquaient leur santé, voire leur vie, en avortant dans la clandestinité quand elles n’avaient pas les moyens d’aller dans des cliniques à l’étranger. Elle a enjoint ceux qui ne voulaient pas voir à les regarder, ceux qui voulaient pointer du doigt à tendre la main, à les traiter avec humanité et compassion. Et elle l’a fait, le 26 novembre 1974, sans taire la portée d’un tel geste :

« Les deux entretiens (..) ainsi que le délai de réflexion de huit jours (…) ont paru indispensables pour faire prendre conscience à la femme de ce qu’il ne s’agit pas d’un acte normal ou banal, mais d’une décision grave qui ne peut être prise sans en avoir pesé les conséquences et qu’il convient d’éviter à tout prix. »

On a applaudi Simone Veil pour son courage, mais à force de l’encenser, on a oublié ce pour quoi elle se battait. Et le silence, aujourd’hui, a changé de camp.

L’impossible discussion

Au milieu des débats, des exclamations, des polémiques et des fanfaronnades sur les réseaux sociaux, il est là, en creux, entre ceux pour qui toute remise en question de l’IVG est une atteinte à un droit fondamental et ceux pour qui c’est un crime impardonnable. Il rend toute discussion impossible et nous renvoie à nos éternelles divisions, progressistes contre conservateurs, féministes contre sexistes, laïcs contre religieux.

Ce silence, il a été le mien pendant longtemps. Comment expliquer ma position, à mi-chemin entre deux pôles que tout opposait ? Une opposition d’ordre morale, profondément ancrée, alliée à la certitude qu’interdire l’avortement ne sauverait personne : voilà une position qui ne se contente ni des messages désincarnés, parfois impitoyables, portés par des hommes d’Église, ni d’un discours libertaire qui place la volonté individuelle au-dessus des implications éthiques collectives. Une position intenable, en somme, puisqu’elle refuse de choisir entre défendre les femmes et défendre les enfants. C’était tellement plus simple de parler d’autre chose, de regarder ailleurs tant que je le pouvais.

Puis, avec le temps, j’ai entendu des témoignages d’amies, des paroles murmurées les yeux baissés, pleines d’une souffrance qu’on tentait de minimiser, parce qu’on allait bien, parce que c’était le bon choix. Je me suis rendu compte que le silence est si insidieux qu’il peut se cacher derrière des paroles balancées à la volée : Ce n’est pas mon problème, ce n’est pas le moment, c’est comme aller chez le dentiste, pas besoin de réfléchir, ce n’est rien, pas besoin de pleurer, passe à autre chose.

Si c’est bénin, sans conséquence, si ce n’est pas plus grave que de se faire détartrer les dents, pourquoi mettre en place un soutien psychologique ? Pourquoi dépenser de l’argent dans une aide inutile ? Si elles n’ont pas été battues ou violées, pourquoi penser que celles qui ont eu recours à l’IVG sont traumatisées ? Pourquoi des femmes libres, indépendantes, sûres de leur choix, auraient-elles besoin qu’on les écoute, qu’on les console même des années après, qu’on leur propose d’autres solutions alors qu’elles peuvent simplement se taire et retourner bosser ?

La peur d’être jugée pour avoir avorté est désormais couplée à une peur de desservir la cause féminine, d’écorner cette image si chèrement acquise de professionnalisme et de pragmatisme, si on exprime sa douleur, ou pire encore, ses regrets. C’est une machine bien huilée dont le but est de convaincre les femmes que la liberté et le respect s’acquièrent au prix de ne pas être épaulées : plutôt que de demander un logement, un réseau de soutien et un travail bien payé aux horaires adaptés, l’unique objet de leur gratitude doit être le droit de se débarrasser d’abord d’un embryon, puis d’un fœtus, et enfin, dans un futur que certains veulent voir arriver aussi vite que possible, d’un enfant.

Invisibles et silencieux

C’est dit plus ou moins explicitement par celles et ceux qui ont défendu l’allongement du délai de l’accès à l’IVG : le but, c’est vingt-deux semaines, le seuil de viabilité. Le but, martèle la directrice du Planning Familial sur un plateau télé, c’est plus aucun délai du tout. Pourtant la loi française prévoit qu’un enfant mort in utero au-delà de ce seuil puisse être enregistré dans le livret de famille, ce qui n’est pas le cas pour un IVG ou une fausse couche précoce. Provoquer sa mort alors qu’il y a une chance, même très mince, qu’il vive en dehors du ventre de sa mère n’est pas « un acte de soin normal » auquel on peut contraindre des médecins en faisant passer leurs doutes, leurs mises en garde et enfin leur conscience pour des lubies réactionnaires qui n’ont pas lieu d’être.

Les parents de grands prématurés peuvent témoigner du fait que leur enfant réagit, sent leur présence, bénéficie de séances de peau à peau. C’est un être sensible. C’est un être humain. La seule différence avec un enfant qui n’est pas né, c’est que nous pouvons le voir et l’entendre.

Le même jour où la loi sur l’allongement du délai de l’IVG a été adoptée, on a discuté à l’Assemblée Nationale un texte visant à réduire la souffrance animale. On regarde une vache menée à l’abattoir qui beugle et résiste, un poulet qui tente désespérément de sortir de sa cage exiguë, et on comprend, on compatit, on est quand même pas des monstres. Un enfant in utero ne peut pas crier, protester, se débattre, alors il n’existe pas. Un fœtus est moins qu’une vache, moins qu’un poulet, moins qu’un poussin broyé. Ses petits gestes, le pied qu’il bouge, le pouce qu’il suçote, ont le tort d’être invisibles et silencieux dans un monde où le vacarme et l’apparence règnent en maîtres.

Entièrement impuissant, entièrement innocent, il paie pourtant de sa vie la facture des siècles durant lesquels la capacité reproductrice des femmes justifiait leur contrôle et leur soumission. Lui qui fût jadis simple maillon dans une chaîne de production, lui qui est parfois l’objet de tant de convoitises qu’il se commande et se monnaie, il paie notre aveuglement d’adulte, notre refus de le considérer tout simplement comme une personne qui dépend de nous mais ne nous appartient pas.

Ce n’est pas une personne. Ce n’est qu’un fœtus.

Va-t-on dire aux parents qui vivent un deuil périnatal que leur souffrance est théorique, qu’ils font le deuil d’une idée, d’une possibilité, d’un désir, et non pas d’un être aimé ? On nous répondra que l’IVG à vingt-deux semaines et au-delà, si c’est le choix de la mère, ne sera pas vécu de la même façon que le décès d’un bébé désiré. Mais la gravité de la mort de quelqu’un n’est pas relative à la façon dont les vivants la ressentent, sinon c’est tout un pan de la société, celui des vieux isolés, des personnes seules, des morts de la rue, qu’on peut balayer du même coup d’un revers de la main.

Tous ceux qui se battent pour l’égalité, pour que les puissants ne déterminent pas le sort des plus faibles, doivent entendre que de la même façon, les adultes n’ont pas un droit inhérent et absolu à déterminer quel enfant mérite ou non de vivre. Si cette barrière tombe, toutes les autres n’auront bientôt plus de raisons d’exister.

Pas d’autre solution

L’avortement était censé être le dernier recours. Simone Veil le disait en 1975 :

« Pourquoi risquer d’aggraver un mouvement de dénatalité dangereusement amorcé au lieu de promouvoir une politique familiale généreuse et constructive qui permette à toutes les mères de mettre au monde et d’élever les enfants qu’elles ont conçus ? Parce que tout nous montre que la question ne se pose pas en ces termes. Croyez-vous que ce gouvernement, et celui qui l’a précédé se seraient résolus à élaborer un texte et à vous le proposer s’ils avaient pensé qu’une autre solution était encore possible ? »

Trente-cinq ans après, le taux d’IVG est en hausse. Personne n’a trouvé une autre solution, parce que trop peu de gens la cherchent. La possibilité de l’adoption du bébé, soutenue par Veil, semble être presque totalement oubliée, alors même que tant de couples attendent pendant des années dans l’espoir de pouvoir accueillir un enfant chez eux.

L’IVG suffit. L’IVG, c’est le progrès. L’IVG, c’est la liberté.

L’état d’urgence est devenu normalité, et notre société s’en contente amplement. Cette société qui veut se donner bonne conscience, qui veut croire qu’elle s’est élevée depuis longtemps au-dessus de la loi du plus fort, qui prétend défendre les femmes, c’est aussi celle qui, en fin de compte,  puisqu’elle est incapable d’assurer à toutes les conditions qui feraient durablement et radicalement baisser le nombre d’avortements, célèbre haut et fort leur droit à souffrir pour régler le problème, et ne rien demander d’autre.