Depuis le 16 mars, les enfants français n’ont plus école, ils ont “continuité pédagogique”. Ça se passe sur internet, pour l’essentiel. La couverture médiatique se focalise sur le seul angle de l’égalité d’accès aux moyens numériques entre les élèves. Si seulement ils avaient tous un ordinateur, une imprimante, et le wifi dans leur chambre !
Mais la fracture numérique ne sépare pas les classes supérieures bien dotées en matériel et en connexion, de classes défavorisées qui doivent se contenter d’un mince filet d’électrons sur des écrans cassés. Cette idée-là nous est servie et resservie contre toute évidence ; la réalité, c’est que l’usage du numérique et le taux d’équipement en ordinateurs, smartphones et autres fibres optiques est quasiment identique à travers les couches sociales, du cadre supérieur à l’ouvrier[1]. La fracture numérique qui existe est générationelle et territoriale, deux facteurs qui se recouvrent d’ailleurs : les personnes âgées sont moins connectées, ainsi que les zones rurales – où vivent ces personnes âgées. Mais si Mamie, à Oradour-sur-Gartempe, n’a pas de compte Facebook et ne sait pas allumer un Iphone, ce n’est pas ça qui pénalise les écoliers du CE2 à Aulnay-sans-Bois.
L’ordi nuit
Avec quelques décennies de recul, nous savons qu’il n’y a aucun bénéfice à installer une télévision dans la chambre de chaque enfant, ni même dans chaque salle de classe, et qu’une telle débauche de matériel est plutôt le signe d’un abandon éducatif que d’un progrès de l’humanité. Combien de temps pour arriver à la même conclusion concernant les ordinateurs ? On sait déjà que l’usage massif du numérique nuit aux enfants – et ce ne sont pas d’affreux rétrogrades écolos qui le disent, mais les institutions les plus progressistes. L’enquête de l’OCDE Pisa 2015 déclare ainsi que “les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des domaines d’apprentissage”, et que “les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences”. Oui mais l’égalité ? Si internet rend idiot, peut-on au moins se féliciter d’un nivellement par le bas ? Pas même… “les nouvelles technologies ne sont pas d’un grand secours pour combler les écarts de compétences entre élèves favorisés et défavorisés”.[2]
Fracture numérique ou lutte des classes ?
Oui, l’école de la “continuité pédagogique” fait apparaître en pleine lumière les inégalités entre les élèves. Nous voudrions bien que ces inégalités soient simplement matérielles – ce serait si simple alors. Un grand service public de la 5G, internet illimité, gratuit et obligatoire dès trois ans, et le tour sera joué ? Mais l’inégalité entre les élèves confinés, c’est principalement l’inégalité entre ceux qui ont des parents à domicile et disponibles pour les accompagner dans le travail scolaire, et ceux qui n’en ont pas. Les cols blancs sont en télétravail dans leurs grandes maisons avec jardin, ils peuvent faire des équations différentielles avec Jules entre deux conf-calls, et l’empêcher de perdre son temps sur Fortnite. La plèbe est au boulot, elle, dans les entrepôts Amazon et Chronodrive, au volant des camions de livraison ou des camions poubelles, et ses enfants sont livrés à eux-mêmes. L’idéologie numérique alimente cette fracture-là, entre l’économie worldwide de consommation soi-disant immatérielle, et le travail cloué au sol, pénible et précarisé, qui la rend possible. On les voit venir, les idéologues du numériques : au nom de l’égalité, ils réclameront la distribution d’écrans à tous les élèves dès le plus jeune âge. Ces écrans seront sagement contrôlés, ou confisqués, par les parents des classes supérieurs, tandis que les enfants pauvres seront livrés en pature à Youtube et à Instagram.
Par les temps épidémiques qui sont les nôtres, l’égalité la plus élémentaire aurait demandé que le travail soit envoyé par courrier à tous les élèves. Le papier, les enveloppes, les boîtes au lettres… des moyens si rustiques et si universels qu’ils ont échappé à l’attention des bureaucrates de la rue de Grenelle ? Parions que leurs oeillères étaient budgétaires : le numérique ne pèse pas sur les comptes ; le papier, il aurait bien fallu le payer, avec les impôts des riches.
5G ou papier ?
Réglons ici son compte à un argument de pseudo-écologie éculé : tant de papier, ce serait un désastre environnemental, tous ces arbres, tout cette encre, tous ces camions de la Poste… Mais le numérique n’a rien de virtuel : box, câble, fibre, antenne, data center, satellite… nos électrons circulent grâce à une immense infrastructure métallique déployée jusque dans l’espace. Un email peut être plus économe qu’un courrier postal ; mais ce n’est pas un email que nous envoyons, c’est une dizaine, une centaine, pour tout et rien et le contraire, sans même parler des images et des vidéos – un volume de bavardage qui serait impossible sur papier. Malédiction de l’effet rebond : quand une technologie est, à l’unité, plus économe, elle génère une augmentation de l’usage qui annule l’économie de ressources. Ce sont là des faits certains et calculables, pas des prophéties de malheur propagées par quelques grincheux[3].
Combien de messages, de liens et de fichiers, doc, txt, pdf, xml, wav, mp3, jpeg, et autres png ou xls l’Education nationale a-t-elle généré ces dernières semaines, là où un envoi courrier par semaine d’une douzaine de pages aurait rempli le même office, allié à l’usage des livres d’école que les enfants ont déjà ?
Parlons de ces livres,
d’ailleurs. Comme beaucoup de parents, ces dernières semaines, j’ai passé plus
de temps que je n’aurais voulu en compagnie de “Maths Myriade” de Bordas, ou “I
Bet You Can” de Magnard, et à la longue, je crois avoir compris la pitié
ennuyée qu’ils m’inspirent. Ouvrez un “manuel scolaire” récent et constatez :
chaque double-page fait tout son possible pour ressembler à un écran. Images,
icônes, encadrés, zones colorées, structure éclatée sans début ni fin appelant
à la circulation plutôt qu’à la lecture, prolifération de liens internet et
autres QR codes. Honteux de son papier et de son encre, déjà convaincu de son
infériorité, ce piteux objet s’efforce de n’être pas un livre. Un tel manuel
scolaire, construit comme un substitut à l’écran, un sous-ordinateur, est par
définition obsolète. Il témoigne d’une tragédie en cours sous nos yeux :
l’école capitule devant le numérique.
[1]https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/barometre-numerique-2019.pdf
[2]https://www.oecd.org/fr/education/scolaire/Connectes-pour-apprendre-les-eleves-et-les-nouvelles-technologies-principaux-resultats.pdf
[3]https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/guide-pratique-face-cachee-numerique.pdf
Bonjour,
Votre article comporte un biais manifeste : votre constat initial concernant l’usage des outils numériques à l’école. Si les phrases que vous citez, extraites du document en référence 2, sont exactes, vous en escamotez les conclusions. En effet, le rapport indique qu’équiper les élèves (et pas les enseignants, d’ailleurs, qui doivent se débrouiller avec leur propre matériel) est insuffisant à pallier les inégalités – quelles qu’elles soient – sans stratégie pédagogique adéquate. La formation de tous les acteurs éducatifs constitue donc un préalable indispensable à l’usage des outils numériques, comme il l’est d’ailleurs de tout outils pédagogique. Comment prétendre que des enseignants, si talentueux soient-ils, soient à même d’enseigner l’usage d’un outil qu’il ne maîtrisent pas nécessairement. L’emploi de l’informatique ne peut donc être qu’un élément d’une stratégie pédagogique nécessairement plurielle qui ne saurait être dédiée, ni entièrement au papier, ni entièrement au numérique. Car exclure de l’école les outils numériques dont notre société exige, d’une manière de plus en plus prégnante, la maîtrise de l’usage, des enjeux et des limites serait une complète aberration.
Bien cordialement,
Assez d’accord avec cet article. Je « bénis le ciel » d’avoir du partir en retraite de l’EN en 2010: J’ai pu encore utiliser avec mes élèves d’excellents reportages télé (je me souviens d’un reportage sur le Nord-Cotentin à l’ombre de l’usine de la Hague); et surtout d’avoir pu les faire LIRE en classe: avec les Terminales, nous avons lu en classe de larges extraits de « misère en Kabylie », le reportage d’Albert Camus en 1938, et j’ai été frappé par leur silence, leur concentration en le lisant. Oui, après « débrancher l’Église », il va falloir aussi « débrancher l’école »: mais que d’idoles à renverser et surtout de pompes à fric à assécher….. L’EN commence à reconnaître les vertus du « présentiel » charabia bien pédagogique, mais enfin…!
Permettez-moi de souligner une nuance de taille qui manque à votre article. Il ne s’agit pas ici de ré-inventer l’école mais de pallier, avec les moyens les plus appropriés, une impossibilité physique de faire cours. Or cela change votre analyse sur tous ses points :
– Oui, les écrans sont néfastes, mais c’est surtout leur utilisation exclusive et prolongée (les études que vous évoquez se font au minimum sur plusieurs mois) qui pose problème. Elle coupe l’enfant du lien social – mais ici, où sont les camarades d’école ? Chez eux. Elle peut avoir des effets sur le développement neuronal chez le jeune enfant (ce n’est pas le public concerné) et à long terme, mais pas après un mois. La situation est exceptionnelle, elle doit le rester.
– Non, ce n’est pas une sournoise « numérisation » de l’enseignement qui se prépare. Cette expérience aura démontré à tous ceux qui en doutaient encore que rien ne remplace une interaction réelle avec un enseignant. Les élèves n’en peuvent plus du numérique, les profs non plus. Ils n’aspirent qu’à retrouver leurs salles de classe, leurs copies, leurs crayons. Et nul ne songe à prolonger cette situation qui, je le répète, est exceptionnelle. La preuve en est que les enfants déscolarisés qui suivent depuis des années les cours du CNED reçoivent des cours « sur le papier » que vous appelez de vos voeux, malgré d’excellents outils numériques à leur disposition.
– Réglons le sort du papier. L’argument écologique est un leurre, je suis d’accord. Mais la mise en oeuvre que vous proposez est tout simplement impossible pour une bonne raison : confiné chez eux, les enseignants n’ont pas les moyens de produire les documents que réclame la mise au travail de leurs 100, parfois 200 élèves. Un nombre par lequel il faut penser à multiplier la « douzaine de pages » proposée… Je vous laisse calculer.
Mais admettons. Que fait un élève de 12 ans seul face à une feuille de papier ? Rien. Sauf s’il est déjà un petit génie. Qui le mettra au travail ? Ses parents bien sûr. On retrouve la fracture que vous évoquez. Mais le « numérique » décrié n’est pas en cause. Et vous tombez dans le travers que vous dénoncez : cette fracture, on ne la résoudra pas, ni par le retour aux méthodes « d’autrefois » ni dans une course en avant vers la technologie.
– Et pour finir, que manque-t-il à cet enfant coincé devant sur exercice de maths ou de français, qu’il soit sur sa feuille, son smartphone ou l’ordi de papa-maman ? De l’aide, un accompagnement, une réponse à ses questions. L’outil numérique, s’il ne suffit pas à remplacer cette relation élève-enseignant, a tout de même l’avantage de la réactivité – je réponds dans les minutes qui suivent aux élèves qui me sollicitent. C’est un pis-aller, cela ne fait que mimer une conversation, mais c’est mieux que le délai d’une semaine qu’engendrerait un échange de courrier.
Quant aux livres d’école, non, les enfants n’en ont pas tous, en particulier dans les établissements privés pas très « cotés » où le budget (la région a retiré ses subventions) et les finances des parents (non, le privé n’est pas que pour les « gosses de riches ») ne suffisent pas.
S’opposer aux outils numériques est sans doute un combat dans l’absolu, mais les décrier par principe lorsqu’ils nous permettent encore de créer une semblant de pédagogie, c’est un peu tirer sur le corbillard.
Je suis étonné par ce que vous dites sur la fracture numérique. P42 de votre source on voit que le taux d’équipement avec au moins un ordi est de 92% chez les hauts revenus contre 64% chez les bas revenus. Ça ressemble pour moi à une fracture numérique non ? Les ouvriers sont à 70% là où les cadres sont à 90%. Sans compter qu’avec plusieurs enfants un ordi peut ne pas suffire.
Le matériel ne fera pas tout c’est certain mais à partir du moment où le choix de l’institution s’est avant tout porté sur le numérique, ne pas avoir ce matériel reste une entrave de plus.
Pour le reste vous mettez dans le même sac l’utilisation du numérique tout au long de l’année et le recours à celui-ci comme une bouée dans une situation exceptionnelle. Ce sont deux débats différents là où vous mélangez tous vos arguments. Était-ce la bouée la plus adaptée, la question se pose. Mais vos arguments ne me convainquent ni dans un sens ni dans l’autre.
Bien vu, un enseignant de 62 ans – encore 5 ans – qui n’a jamais eu de formation pour apprendre à utiliser un ordinateur et qui était déjà trop « largué » quand il est allé dans un stage de formation E.N.
(Sans parler du matériel : un IPad d’occasion de plus de 10 ans qui fonctionne mal.)
Néanmoins, je n’hésite pas à vanter les mérites d’Internet auprès de mes élèves : ça ne les empêchera jamais d’aller ouvrir des livres plus tard; c’est pour moi un faux débat. Le fameux » c’était mieux avant « ; sous l’Antiquité, il y avait déjà la même rengaine des générations – et il faudrait encore garder son sérieux, sans blague!