Pendant sept ans, Limite s’est tenu sur le seuil, accueillant toutes les bonnes volontés, refusant la tyrannie des clivages faciles, rappelle Gaultier Bès dans cet ultime édito. Pour le co-fondateur, la revue a fait œuvre de clarification, cherchant sous l’écume des partis la profondeur des pensées, la justesse des combats.

Par Gaultier Bès

Faire-part

Il y a deux mois naissait une fille à Paul Piccarreta. Dans deux mois, c’est à moi qu’un nouvel enfant naîtra (le quatrième : merci Marianne !). Et voici que Limite accouche de son vingt-septième et dernier numéro. Au moment de boucler l’aventure, un double sentiment m’étreint : fierté du chemin accompli, frustration d’avoir si vite touché nos limites. Mais au fond, pas ou peu de regrets, car Limite ne fut qu’un outil, et je crois que cet outil a bien servi. La serpette a éclairci quelques ronciers ; le soc a tracé le sillon germinal : la clairière peut être ensemencée. Or, on le sait depuis 10 000 ans que les humains cultivent la terre, « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jean 12, 24). La naissance et la fin, l’élan et l’arrêt : la boucle est bouclée, la vie peut commencer.

Depuis 2014, notre petite revue a voulu faire part à ses lecteurs de cette antique nouvelle : dans un monde limité, la vie n’existe que partagée. Tout ici-bas trouvant un jour sa fin (même la méchanceté, espérons-le !), la vie se doit d’être donnée, transmise, communiquée. Faute de quoi, ce sont les conditions de possibilité de l’existence qui se trouvent compromises. L’orgie des uns est la famine des autres. « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace, et qu’ils habitent seuls au milieu du pays !» (Isaïe, 5, 8). Sans équité, sans équilibre, la vie commune s’étiole et à terme s’effondre. Les liens d’interdépendance qui nous relient aux autres – à nos congénères et à tous les vivants – sont non seulement le sucre, mais le sel de la vie. Son socle.

L’eau que tu bois / A connu la mer. (Eugène Guillevic)

Nos vies orgueilleuses ont pour base très concrète des vies minuscules, innombrables, une chaîne immense d’êtres qui coopèrent plus ou moins secrètement au grand’oeuvre commun. “Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?” (1 Cor 4, 7). C’est dès avant la naissance, dans l’extraordinaire dialogue utérin entre une mère et son enfant, que se noue leur amour, que se forge son cœur. C’est au chevet du mourant, proche ou inconnu, que notre dignité s’éprouve. Le poète le sait : Le ver de terre aussi / T’a donné quelque chose. Et quelle chose ! L’humus dont nous sommes pétris, nous autres humains. Avant de ravir nos yeux, le Machaon grand porte-queue aura pollinisé nos courges, et les fruitiers fleuris auront filtré l’air et l’eau que nous boirons… Nous vivons de fait aux crochets des vivants : De tous ceux du domaine, / C’est encore toi / Qui mendies le plus. (Guillevic, Du domaine, 1977).

« La vérité c’est qu’aucune société humaine ne peut survivre un quart de seconde sans la biosphère. »

Gaultier Bès

« Service écosystémique » ? L’euphémisme révèle notre négligence : la vérité est qu’aucune société humaine ne peut survivre un quart de seconde sans la biosphère. Limités et dépendants, l’individu comme l’humanité ne sauraient se suffire à eux-mêmes. Cette dépendance existentielle, le mot d’environnement, comme celui d’individu, la masque : à l’instar de la société, la nature n’est ni un décor qui nous entoure, ni un destin qui nous enferme, elle est notre condition même, le milieu au sein duquel notre liberté s’incarne.

Plaidoyer pour les limites

« A l’origine, écrivions-nous dans l’édito du premier numéro (septembre 2015), “limite” (du latin, limes) signifiait sentier, sillon, trace. La liberté était en elle : chemin à suivre, non pas muraille à franchir. L’illusion du Progrès a renversé la perspective. La limite n’est plus la borne salutaire, le repère familier jalonnant la voie, mais l’obstacle insupportable qu’il faut sans cesse repousser. » La démesure, hélas, nous mène dans le mur : loin d’apprendre de nos erreurs passées, il semble que nous nous évertuons à les reproduire en pire. Icare s’est abîmé de désirer voler, voici qu’Elon Musk brûle de coloniser Mars… Illusion : nous n’aurons pas d’autre maison. « Il n’y a pas d’ailleurs / Où guérir d’ici. » (Guillevic). Même les limites les plus arbitraires, et qu’il peut être sage de dénoncer et de franchir, ont le mérite de signifier cette vérité, elle toujours vraie malgré le caractère relatif des bornes : tout n’est pas possible, ou pour mieux dire, tout n’est pas possible impunément. Du péché originel aux invasions militaires, du meurtre au viol en passant par le vol, l’histoire des malheurs que les humains s’infligent à eux-mêmes a toujours quelque chose à voir avec le dépassement d’une limite.

A court et à moyen terme, l’écocide est suicidaire. Nous connaissons mieux que jamais ce qui conditionne l’habitabilité de la Terre, et pourtant six des neuf limites planétaires, au-delà desquelles la stabilité de la biosphère est compromise, seraient déjà dépassées, de l’effondrement de la biodiversité à la pollution chimique, en passant par la captation de l’eau douce et l’artificialisation des sols. Nous le répétons, avec et après tant d’autres, prônant la décroissance volontaire et conviviale, contre cette curieuse forme d’ébriété institutionnalisée que le libéralisme a inventée. Résultat : une énorme gueule de bois qui, de crises en chocs, ne fait que commencer.

Diagnostic et remèdes

Voilà quelques vérités que Limite a voulu formuler. Pour trouver un peu d’air, se frayer une issue entre les impasses jumelles où nous enferme la démesure industrielle : gisement à exploiter jusqu’au dernier dollar ; sanctuaire d’où exiler l’espèce humaine (à commencer par le vulgaire, parqué entre l’écran et le béton). Le désert gagne : nos paysages les plus ordinaires deviennent des tables rases, d’où la vie se retire. Même les paysages doivent se savourer en solo : profitez de votre camping-car pour vous évader et garantir votre bulle sanitaire, viens-je d’entendre sur France Info. L’isolement prophylactique comme argument publicitaire, ou l’aboutissement d’une société qui à force de refuser tout frein, finit par asphyxier tout lien…

« Il est trop facile de dénoncer telle ou telle crapulerie – Jeff Bezos, Bernard Arnault, le Qatar, Bolsonaro… – sans voir que c’est encore plus qu’un système économique et social qui est en cause »

Gaultier Bès

En son sein comme avec les autres créatures, l’humanité a en effet poussé loin l’art de l’inintelligence : pousse-toi de là que je m’y mette et que je fasse place nette ! La propriété privée est sacralisée à mesure que les communs sont bafoués, comme si la possession d’un titre de propriété vous donnait le droit moral de tout brûler sur vos terres. Mais il est trop facile de dénoncer telle ou telle crapulerie – Jeff Bezos, Bernard Arnault, le Qatar, Bolsonaro… – sans voir que c’est encore plus qu’un système économique et social (le capitalisme globalisé) qui est en cause. La vérité, c’est que c’est une civilisation qui s’est faite entreprise de démolition, la nôtre, et qui déborde l’ère occidentale, quoi que celle-ci ait la plus large part dans le désastre en cours.

Au fil des numéros, nous avons tenté de la cerner, d’en identifier les vices qui faussent notre rapport au monde et dont même les plus décroissants d’entre nous ne sont pas indemnes. Qu’on l’appelle matérialisme, société de marché, technocène ou capitalocène, nous vivons sous un régime de désordre établi, un système dont l’ordre même est un chaos (la fameuse destruction créatrice) et qui se manifeste comme un dispositif de contrôle sans maîtrise. Contrôle, parce tout ce qui existe, des planètes aux gamètes, est machiné pour être marchandé. Sans maîtrise, parce que cette emprise est à la fois effrénée et insoutenable.

On vend un confort fallacieux ; on vole la puissance d’agir. Les élites en jet et les masses à la ramasse, tant d’entre nous vivotent hors sol, assistés, entretenus – nourris, logés, blanchis – par une puissance technologique qui fait à notre place (et prétendument mieux) les gestes de la vie : cultiver, cuisiner, construire sa maison, élever ses enfants… « Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, […] absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. […] Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? », disait Tocqueville du « despotisme démocratique » (1840). En sortirons-nous un jour ? Bon gré mal gré, il le faudra. Et le plus tôt sera le mieux.

« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » (Hans Jonas, Le Principe responsabilité, 1971)

A cet égard, nous l’avons dit et répété : on ne fera l’économie ni de changements structurels ni de réformes personnelles. Et ici et là, que de gestes, de joies à découvrir ! Un bête exemple : ma fierté, cet été, au Gwenves en Bretagne, d’avoir enfin réussi à faire mousser le lait de la vache que je trayais (à peine m’étais-je vanté que celle-ci, taquine, renversa le seau demi-plein). Ces expériences d’émancipation concrète, nous les avons partagées dans et grâce à Limite, tentant, de Dreux à La Bénisson-Dieu, de réconcilier nos mains et nos idées, nos paroles et nos actes. Limite m’a beaucoup appris, beaucoup donné (à commencer par des amis). Rien que pour ça, ça valait la peine !

« Quelle forme exacte doit prendre cette révolution, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que pour l’avenir de nos enfants, surtout les plus déshérités qui crient justice et dignité, le statu quo est impossible »

Gaultier Bès

Pendant sept ans, Limite s’est tenu sur le seuil (en latin, limen), accueillant toutes les bonnes volontés, refusant la tyrannie des clans et les clivages faciles. Car notre poste est sur la brèche, à la frontière, le long de ce chemin qui court entre deux champs, et que traduit limes, en latin. Positionnement oblique (du latin, limus) que des inquisiteurs 2.0 appellent confusionnisme. Au contraire, œuvre de clarification, cherchant sous l’écume des partis la profondeur des pensées, la justesse des combats. Non, le marché ne peut être à soi seul un modèle de société. Non, tous les progrès techniques ne sont pas des progrès humains. Oui, le christianisme appelle à mieux répartir les richesses.

Avec les cheveux roux d’une gamine des rues, je mettrai le feu à toute la civilisation moderne”, écrivait Chesterton. Puisqu’elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier, il doit y avoir une redistribution de la propriété ;  puisqu’il doit y avoir une redistribution de la propriété, il doit y avoir une révolution.” (Le Monde tel qu’il ne va pas, 1910). Quelle forme exacte doit prendre cette révolution, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que pour l’avenir de nos enfants, surtout les plus déshérités qui crient justice et dignité, le statu quo est impossible. Ici et là, des compagnons montrent la voie. Mais les initiatives locales, aussi lumineuses soient-elles, ne suffiront pas. Il y aura des institutions à réformer de fond en comble. Les moyens d’action ne manquent pas. Appliquer l’évangile est un bon début. Résurrection et Insurrection sont en grec un seul mot (Anastasis), rappellent les camarades de La Communion qui vient (Seuil, 2021). Les temps sont mauvais, frères et sœurs ? Soyons bons, ils seront meilleurs.

Merci pour le chemin parcouru ensemble. Bravo pour tout ce que vous entreprenez, du petit geste au grand projet. Gardez courage et joie. Tissez des liens puissants. Et tenez bon !

A bientôt, et à Dieu, à la grâce, à la bonté de Dieu, amis lecteurs.

Adieu, Limite, la vie commence.

Gaultier Bès