« Nous voulons enseigner devant nos élèves, pas devant une caméra ! » Une récente tribune signée par plus de 200 professeurs dans Le Figaro alertait sur la tentation de banaliser l’école à distance. A rebours des gadgets de la pédagogie numérique, l’un des signataires poursuit la réflexion en réhabilitant l’exigeante simplicité du cours magistral.

La classe

Nous avons appris collectivement à mépriser le cours magistral, sans parvenir à nous en passer. On n’en avoue l’usage qu’à son corps défendant. L’affublant de toutes sortes d’attributs péjoratifs destinés à la disqualifier, nous voudrions bien enterrer le détestable réflexe de « la classe en autobus » qui favorise le « descendant », comprendre « la transmission verticale », aujourd’hui honnie. L’heure est au « co-working » qui repose sur un renouvellement du « design scolaire » : non content d’avoir supprimé les maudites estrades, symboles désuets d’une hiérarchie qui n’a plus lieu d’être, les spécialistes de « l’ingénierie pédagogique » appellent de leurs vœux des salles de classe «  collaboratives », où chaque « apprenant », blotti sur un pouf qui garantirait ses nerfs, en lieu et place des traditionnels bureaux dont chacun peut constater la violence physique, n’aurait à rendre de comptes qu’à lui-même.

Réduit au rôle d’inspecteur des travaux finis, l’enseignant serait bien inspiré de ne pas attendre davantage d’un cours que sa circulation d’un élève à l’autre, vérifiant que chacun ait bien pris sa part de cet étrange atelier de démocratie participative devenu l’ultima ratio de l’école. Mieux, depuis sa plateforme numérique, il pourrait valider les compétences effectuées en ligne au moyen des tablettes dont seraient désormais pourvus tous nos « digital natives ». Mieux encore pour les finances publiques : au moyen de leurs propres Smartphones qui sont, comme chacun s’en doute, de véritables supports de la connaissance. Au diable, toutes les enquêtes susceptibles d’enrayer la marche irrésistible de l’école numérique[1] !

A l’heure où le « nouveau monde », faisant contre mauvaise fortune bon cœur, transforme la crise du coronavirus en une opportunité pédagogique et s’apprête à refonder l’école sur ces nouvelles bases[2], nous voudrions pourtant tenter l’éloge du cours magistral. Non comme d’un rite extraordinaire, destiné à enrichir le rite ordinaire d’une pédagogie résignée à l’horizontalité, mais comme la voie la plus simple, la plus juste et la plus efficace de la transmission. Loin de désigner la lecture de notes mal maîtrisées, qui risquerait fort de sombrer dans une désespérante récitation, le cours magistral suppose en effet l’élaboration d’une parole solide, nuancée et vivante, qui assume la responsabilité du monde face aux élèves.

Une parole solide

Le professeur doit maîtriser son cours autant que possible pour en restituer la cohérence et la complexité et, mieux encore, être habité par le sujet qu’il va traiter, pour le porter avec un surcroît d’enthousiasme. Cette solennité n’est pas l’exclusive des cours de khâgne, elle peut être partagée à tous les niveaux de l’enseignement et dans toutes les spécialités. L’enseignant doit prendre conscience qu’il n’est pas regardé par les élèves comme un de leurs pairs mais comme l’adulte dont ils attendent la flamme du sens, qu’ils pourront ensuite, selon leur tempérament, accueillir ou rejeter. Comment construisons-nous nos cours ? Leur trame n’est-elle que la reproduction de manuels ou de fiches rapidement diffusées sur Internet et mal appropriées ? Leur réalisation ne relève-t-elle que d’un programme qui nous oblige coûte que coûte, quitte à subir l’ennui et à la faire subir ? Pour alimenter nos élèves, nous avons nous-mêmes besoin de nous alimenter. Réduit à un catalogue de notions abstraites, servies sans conviction ni démonstration, l’enseignement de l’histoire comme de la géographie ne fait plus d’émules.

Où en sommes-nous de nos connaissances sur les questions apparemment les plus évidentes ? L’affaire Dreyfus ? Voilà vingt fois que nous la traitons ! La maîtrisons-nous pour autant ? Nous offre-t-elle seulement le prétexte historique de fournir à nos élèves une leçon de plus contre l’antisémitisme ou bien sommes-nous décidés à prendre notre discipline au sérieux, nous laissant guider en cela par le souci de comprendre l’époque et d’en restituer la complexité ? Ainsi par exemple, dans une enquête extrêmement fouillée des archives, Bertrand Joly, professeur d’Histoire contemporaine à l’université de Nantes et spécialiste de l’histoire du nationalisme vient défaire nos préjugés pédagogiques sur la question[3].

Contrairement à ce que laisse penser la fameuse caricature de Caran d’Ache où l’affaire Dreyfus pulvérise l’harmonie bourgeoise d’un repas dominical – à quoi l’on voit d’ailleurs que les images ont la vie plus dure que les idées -, l’affaire Dreyfus est loin d’avoir suscité une atmosphère de guerre civile en France entre 1894 et 1906 puisque mise à part la bonne société parisienne, personne ne s’y intéressait. Les Français étaient occupés à autre chose, et ne formaient pas le peuple antisémite, tardivement devenu républicain, qu’on nous présente complaisamment dans les manuels. A gauche autant qu’à droite, l’attachement à la Patrie comme à l’armée faisait l’objet d’un consensus national. On pourrait multiplier les exemples à travers lesquels la rigueur disciplinaire est sacrifiée à l’impréparation et à l’obligation civique des bons sentiments. Aussi, bien que nous ayons appris à vitupérer contre le roman national, nous lui avons bien souvent substitué les gommettes d’une éducation républicaine au rabais. Le roman n’était pas encore de l’histoire, mais il avait au moins quelques vertus littéraires et une certaine densité.

Une parole nuancée

Nos élèves, même quand ils sont faibles, partagent la même exigence de vérité. Privés de tout confort culturel et livrés aux évidences désespérantes de la société de consommation, ils apprécient qu’on les mette debout, qu’on reconnaisse leur dignité, qu’on prenne le temps d’éveiller leur intelligence à l’ordre des nuances et des correspondances. Ils sont las des simplifications, épuisés par les banalités dont le monde est déjà rempli. Ils ne veulent pas que l’école ajoute sa part au kitsch du consumérisme actuel. Leurs oreilles souffrent des dix mots que nous leur rabâchons sans cesse, dans l’espoir d’en faire des citoyens. Ils sont devenus insensibles aux incantations qui habillent nos cours d’une morale aussi superficielle qu’universelle, « mondialisation », « développement durable », « démocratie », « inégalités », « discriminations » etc., et qui déguisent souvent notre improvisation. Un cours nuancé est le plus beau service que nous puissions leur rendre.

Une parole vivante

Loin de former un soliloque égoïste, le cours magistral déploie une parole vivante, incarnée et qui s’enrichit, dans le vif de l’action, du dialogue tantôt implicite tantôt explicite avec la classe qui le reçoit. Contrairement aux dispositifs pédagogiques innovants qui prennent le risque de former des procédures confortables et désincarnées où le rapport enseignant-élèves devient secondaire, le cours magistral place le professeur sur la brèche de la relation pédagogique. Il forme un risque en même temps qu’il offre un privilège incomparable, celui d’un verbe qui s’incarne. Cette incarnation gît non seulement dans la parole mais, tout autant, dans l’attitude du professeur comme dans l’attention qu’il porte à ses élèves. Le jeu pédagogique s’ajuste à la réception et, dans la mesure où il respecte les règles qui garantissent l’ordre commun du cours, le dialogue avec l’élève, loin de rompre l’équilibre, y participe pleinement.

Des paroles aux actes

Rien n’empêche d’ailleurs qu’il s’articule à d’autres formes, moins magistrales, à l’étude silencieuse, aux exercices et au débat, échappant ainsi à l’ennuyant sermon auquel ses détracteurs voudraient le réduire. On vérifiera ainsi le niveau d’appropriation par l’élève du cours donné et la parole éprouvera à travers des réalisations concrètes son degré de vérité. La systématisation de la démarche inductive qui s’est imposée ces dernières années dans la plupart de nos cours, forçant l’enseignant de manière parfois absurde à toujours partir de l’exemple ou de l’étude de cas, ne justifie pas en retour son élimination au profit d’une transmission exclusivement verticale. En matière d’éducation, la souplesse est une vertu qui n’exclut aucune expérience singulière et s’adapte aux contraintes du réel. La forme magistrale suppose simplement que le professeur n’abandonne jamais son rôle d’arbitre et d’animateur ferme et enthousiaste, capable d’éveiller les intelligences qui lui sont confiées et de les conduire autant que possible au sens profond de la question abordée. La sentence ciselée par Antoine de Saint-Exupéry dans Pilote de guerre, paru en 1942, pourrait constituer la formule lumineuse de toute responsabilité pédagogique : « Délivrer cet homme serait lui enseigner la soif, et tracer une route vers un puits. ».

Une parole faillible

Sans doute serait-il naïf et douteux d’attendre du cours magistral une méthode infaillible. Parce qu’elle s’incarne, la parole enseignante porte toutes les blessures de notre corps, de notre intelligence, de notre psychologie. Et nous ne prétendons nullement échapper au balbutiement maladroit de certains cours mal préparés ou donnés par jour de grande lassitude, au chahut de certaines classes mal disposées, comme à l’indécrottable paresse du cancre sans cesse requis par son Smartphone comme naguère par le radiateur. Au Ve siècle déjà, Augustin d’Hippone (354-430) expérimentait l’échec de la pédagogie. Ne se plaint-il pas, dans Les Confessions, de ces élèves romains indisciplinés et avares qui fuient sans prévenir le cours de rhétorique, « pour ne pas acquitter à un professeur le prix de ses leçons»[4] ? L’enseignement nous fait expérimenter la pauvreté de nos moyens, et nous devons nous garder fondamentalement d’évaluer le fruit de nos efforts, par humilité comme par respect pour la liberté intérieure de ceux qui nous sont confiés.

Une parole vitale

Pourtant, il nous semble que le renoncement de principe au cours magistral soulève un problème philosophique de fond. Il révèle en creux notre refus de reconnaître un ordre au monde et de participer modestement à sa continuité. Hannah Arendt l’a exprimé mieux que quiconque dans son analyse sur « la crise de l’éducation », qui forme l’un des chapitres de La crise de la culture : « Dans le cas de l’éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l’autorité. L’autorité de l’éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu’il n’y ait pas d’autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d’elle-même l’autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : Voici notre monde» [5]  Paradoxalement, ce qui justifie le cours magistral c’est l’effacement du maître face au monde dont il révèle le sens. Sa parole n’est pas repliée sur elle-même, elle ne forme par son propre spectacle, elle peut même se passer de talent et s’incarner dans sa faiblesse, puisqu’elle ouvre, au-delà de sa personne, à la grandeur du monde et de la vie.

A l’heure où le principe de responsabilité, qui nous enjoint au respect des limites au profit des générations futures, fait droit, à juste titre, sur la question écologique, serions-nous sommés de l’abandonner sur le terrain pédagogique ? Le cours magistral n’a d’autre vocation que de permettre à celui qui le reçoit de pouvoir un jour prendre la place du maître, prolongeant ainsi la grande aventure de la transmission comme de la vie.

La tribune de 200 professeurs dans Le Figaro :

https://www.lefigaro.fr/vox/politique/tribune-de-200-professeurs-nous-voulons-enseigner-devant-nos-eleves-pas-devant-une-camera-20200615


[1] Michel Desmurgets, La Fabrique du crétin digital, Paris, Le Seuil, 2019

[2] Proposition de Loi visant à instaurer l’enseignement numérique « distanciel » dans les lycées, collèges et écoles élémentaires, présentée à l’Assemblée nationale par la députée Frédérique Meunier le 19 mai 2020.

[3] Bertrand Joly, Histoire politique de l’Affaire Dreyfus, Paris, Fayard, 2014.

[4] Saint Augustin, Les Confessions, V, XII, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p 102.

[5] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » in La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p 243.