Récemment, à contre-cœur et bien consciente de la contradiction avec notre combat techno-critique, la rédaction de Limite a organisé une visioconférence avec des lecteurs. Une heure et demie d’échange par écrans interposés, certes sympathique, mais aussi bien frustrante. Le docteur Lacau revient sur ce que le flux ne pourra jamais remplacer et qu’il va nous falloir cultiver plus que jamais si nous voulons rester humains, et bien vivants. Éloge de la présence réelle.

 

On ne peut le nier : cette pandémie est un temps de révélation, peut-être pas définitive mais qui nous met devant la réalité de la vie. Paris, dit celui-ci, est devenu n’importe quoi, un lieu sans intérêt ; en tout cas qui a perdu tout ce qui faisait qu’un gars comme moi, venait du sud pour y vivre, dit-il : le travail, les fiestas, les cafés jusqu’à plus d’heure, la Seine et les filles. Maintenant, tous ces temps-ci, on ne pense qu’à une chose c’est partir dans une campagne oubliée pour y construire quelque chose de neuf, faire de la permaculture, tisser ses vêtements, élever ses enfants d’une façon différente, loin de toute cette foule harassée et avide. Beaucoup rêvent de quitter les métiers prospères dont le sens leur échappe ; ce désir de partir, ils en pressentent la force de l’appel sans savoir bien quoi en dire de plus.

Mais on n’en est pas à une contradiction près, personne. Tout cela, ce désir d’être autrement ou ailleurs, ce soir-là, ils le disent derrière leur écran et on les voit alignés bien gentiment qui se répondent dans leurs petits rectangles digitaux : ils parlent du monde tels qu’ils voudraient le voir, apaisé, les hommes et la nature réconciliés. Mais ils en parlent entre eux par les écrans qui leur fournissent le son des voix et l’image des visages mais ni les voix ni les visages. Or il n’y a bien sûr que la voix et que le visage qui puissent réellement transmettre l’homme substantiel à un autre homme substantiel, et la poignée de main et le regard et l’embrassade chaleureuse. Ils veulent partir avec leur épouse dans une campagne fleurie loin de tout, loin de la ville ancestrale pour y construire leur nouvelle lignée toute débarrassée des pénibles angoisses citadines ; mais il n’auront dans leur lointaine savane que leur couple pour se nourrir d’humanité, pour se refaire, pour se recharger de cette nécessité d’âme, de ces substantiels corpuscules dont nous vivons tous, de ces incessants échanges des humains entre eux qui sont de l’ordre, non de vagues et évaporées pensées, mais bien d’une consistance constitutive de la chair, corps, âme et esprit, de cette âme substantielle qui partout accompagne le corps et le pétrit. Qui est la nécessaire nourriture. Parce qu’elle-même relève du réel, du réel physique, du réel moléculaire. Et moi, dit Balbec, ma contradiction est que je hais la foule et que donc la ville m’exaspère mais que mes frères humains je les aime et que je ne peux quitter la ville qui me les fait côtoyer de toutes parts et que c’est d’eux que je me nourris l’âme et eux que je nourris.

Il faut avoir passé des heures derrière ses écrans à voir les ombres colorées dans leurs cases et à entendre leurs voix s’échanger des informations plates pour comprendre ce qui se passe quand on se serre la main, quand on se regarde sans filtre, quand on reçoit jusqu’au cœur ce que peut être l’intensité d’un sourire réel, quand on se parle avec des vrais mots faits de souffle et de cordes vocales qui vibrent l’une face à l’autre et d’une langue qui se heurte aux dents, parce qu’alors quelque chose se transmet, en ce qu’il est transmissible non parce que c’est de la vapeur de pensée ou de l’image mais parce que ce quelque chose relève de la dynamique des fluides ou de l’être ; l’amour relève de ce quelque chose ; et sont ainsi générées toutes ces relations qui se tissent entre les humains qui se voient non à travers des vitres mais dans l’espace mobile et enrichi de tant de particules qui donnent sa consistance au monde et son existence ; et tous ces mouvements et ces touchers et ces mots qui de premier abord paraissent inutiles et improductifs relèvent pourtant de cette physique universelle qui lie les humains entre eux et l’homme au reste du monde et construit cet être universel et métaphysique que certains appellent le corps du Christ et d’autres l’humanité heureuse ou l’homme universel. Et cette appartenance, je ne peux l’atteindre qu’en étant sans cesse plongé et oint et nourri comme un cuir et alimenté  de sons et de regards qui sont issus bien de la chair et non d’alignements binaires et substitutifs du corps ; c’est pourquoi la ville me reste nécessaire aussi détestable qu’elle puisse être. Parce que tous ces gens que je vois d’un regard distant ou proche, qui me regardent avec intérêt et chaleur ou indifférence et négligence, ou hostilité voire haine, tous les gens avec qui nous conversons ou avec qui nous n’échangeons que des mots banals, des interjections de politesse ; toutes ces personnes que je touche ou tout simplement à côté desquelles je reste debout dans le métro ; ce sont elles dont il est possible de dire qu’elles réhydratent mon dessèchement, assouplissent mon cuir, redressent mes torsions ; qu’elles sont, ces personnes, celles qui habitent cette vie de relation et la vivifient et la renouvellent sans cesse. Même réduites à une silhouette, elles donnent de la profondeur, du volume à ce corps humain qui est bien plus qu’une termitière, qu’une fourmilière ou qu’une ruche. Ce sont elles, ces personnes, qui la tissent, oui comme un tissage serré, un tissu solide dans lequel nous sommes à vivre et à nous débattre comme nous pouvons, un tissage dont nous sommes. Qui nous lie les uns aux autres, proches comme lointains, nous retient dans la chute, nous fait faire corps.

Retour à la pandémie. Elle dessine dans ce présent contraint ce que pourrait être le futur. Quitter la ville pour la campagne y vivre un projet de mise en acte de la conversion écologique, c’est magnifique ; en termes d’énergie, de supplément de substance nutritive de l’âme, on y trouvera celle que nous donnent les arbres, les plantes, les nuages, les animaux ; et pour celle que donne la porosité humaine de l’un face à l’autre, il y aura celle que se donnent les époux (elle est au plus haut, celle des aimés et des amants, qu’ils se touchent d’un bout d’orteil ou qu’ils s’aiment de la plus profonde étreinte), les parents et les enfants, les voisins s’il y en a, en priant pour que la source reste vive, ne s’assèche pas, soit toujours encore mieux jaillissante et nourrissante, soit suffisante pour durer… Quant à la ville, la grosse ville, la métropole, lieu de tous les soucis du monde exacerbés, la pile humaine y est bien plus forte que toutes les forêts disponibles ou que les rares humains qui vivent au désert. Mais dans la ville en temps de pandémie, l’humain seul et vieux a au mieux son chien fidèle ou son chat imprévisible ; ils ont, ces animaux, à offrir une charge de regard et de tactilité et de manifestation audible qui est considérable parce qu’elle laisse passer, vers leur frère humain, leur âme animale : il la mette à portée de main et d’œil, leur âme fragile et puissante et sans malice. Car pour le reste, l’humain resserré chez lui par peur de la contamination ne se substante plus de l’âme humaine de ses voisins et de ses parents et de ceux qu’ils croisaient dans la rue ou de ceux qu’ils voyaient éphémèrement chez le boulanger ou le marchand de légumes : alors ils recevaient des gouttelettes d’âme, ils se rechargeaient, ils revivaient de voir et de toucher et d’entrer en relation avec leurs frères humains et eux-mêmes contribuaient à leur mesure de cette nourriture mutuelle née de leur présence réelle à tous. Quant aux humains valides et vifs qui constituent la foule urbaine, ce sont eux qui constituent la pile, l’énorme réserve de recharge, pleine de pôles positifs et négatifs. Elle se raréfie, s’amaigrit, cette réserve d’âme, mais elle reste là.  Nourrissant et abreuvant les foules à leur insu durablement : une source jamais totalement asséchée.

Hier, le Dr Balbec a vu une femme un peu âgée avec un cortège de symptômes inclassables, une soupe de signes qui ne ressemblaient à rien mais qui la rendaient malheureuse. Il a fait ce qu’il a pu, le docteur, il l’a écoutée dire ce qu’elle avait à dire ; il a été patient en dépit de son retard et des patients qui patientaient dans sa salle d’attente. Il l’a examinée longuement. Il n’a rien trouvé d’objectivement pathologique chez cette femme douloureuse, il ne lui a rien prescrit, il lui a dit quelques mots. Elle lui a dit qu’elle était bien contente de cette consultation : c’était lui le flacon ; il avait versé un peu de son âme et elle lui avait fait toucher la sienne. Ça peut paraître farfelu ou risible, c’est pourtant le mystère de la Sainte Présence, qui n’a rien d’une illusion ou d’un vide. La vie est pleine de cette présence réelle car elle seule permet à l’humain de perdurer. La Bible, mais aussi toutes les vies, sont habitées par ce mystère. Les tout petits enfants qui découvrent un visage ami et lui sourient et le saisissent et le têtent en vocalisant ont, de ce mystère, tout compris.  

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