« Quand j’aurai vu le ciel s’ouvrir

à la fin du spectacle

l’instant d’après, (…)

La violence aura éteint quelques étoiles, la nuit se sera assombrie,

et il nous faudra avancer à tâtons, »

Aujourd’hui, comme il y a deux mille ans, à Jérusalem, le martyre d’Etienne se prolonge dans chaque eucharistie, et en toute vie qui s’en nourrit, et la nuit retombe sur nous qui avons entrevu un bout de ciel, et qui poursuivons notre marche vaille que vaille, à tâtons. Juliane Stern aurait pu user son énergie dans la reconstitution d’un récit pittoresque. Sur une scène simple et sobre, elle a choisi plutôt de confier à la parole poétique le pouvoir d’évoquer une époque, un homme dont on sait si peu de choses, les tâtonnements d’une âme. Sans rien omettre des sons et des odeurs des collines plantées de térébinthe, de la présence romaine, des coutumes juives ou de l’accent galiléen, Juliane Stern nous dévoile le mystère d’une âme, qui pourrait être encore la nôtre et interroge notre rapport à l’Incarnation et à la Rédemption.

Dans un décor d’une grande sobriété, où des panneaux de feutre gris composent l’esplanade du Temple, un seul acteur tient tour à tour tous les rôles. Identifié au Maître, aux côtés duquel il trône désormais par son martyre, il est capable de se mettre à la place de chacun et d’envisager le combat spirituel sous tous ses angles. Il est Etienne bien sûr, celui d’avant, jeune et facétieux, puis, d’une scène à l’autre, celui d’après, grave et sentencieux. Mais il partage aussi la posture courbée et malicieuse d’un vieil Amos inventé par l’auteure, la sagesse de Gamaliel, la gestuelle empêchée du Simple, la méchanceté aveugle de la foule, la superbe de Paul, le cynisme du sanhédrin, l’impassibilité de Pierre, l’autorité du Christ, l’interrogation inquiète des spectateurs. Tous sont réunis en un seul acteur et en un seul acte parce que l’humanité traverse un seul et même drame : comment retrouver l’image de Dieu, que « le vent a froissé » ?

Cette unité n’altère d’ailleurs en rien le sens chrétien de la personne. Chacun est unique, mais c’est dans la mesure même où il se laisse connaître par le berger, qu’il trouve son visage propre. Etienne fait subir à Paul l’énumération poétique des cent moutons, du bélier fou à la brebis galeuse, en passant par celle qui « compte les moutons pour s’endormir ». Il y trouve une autorité nouvelle : « Écoute encore ! », lance-t-il à celui qui semble tout savoir. Et ce dénombrement qui conduit à la dernière brebis « infidèle et ingrate et mauvaise » le bouleverse et le place sur le chemin de la conversion. Sur la ligne de crête entre l’Ancien et le Nouveau Testament, Etienne passe de la nostalgie du paradis perdu à la promesse exigeante du salut qui passe pour tous par l’expérience de la miséricorde :

« exténué il se penche, de toute sa hauteur descend, s’agenouille, se répand sur le

sol comme un pauvre, se râpe le visage contre la terre, tend les bras, ouvre les

mains et la soulève.

Toutes les autres, une par une, oui, mais pas celle-là !

Toutes les autres, mais celle-là, non.

Qui est-il pour me demander ça ? »

Les atermoiements d’Etienne ont leur propre musique. Le violoniste, qui passe d’un bord à l’autre de la scène, enrichit ce dialogue intérieur des suites de Bach et des sonates d’Ysaÿe. Leurs notes traduisent la respiration d’une âme qui connaît comme nous tous la joie, l’espérance et la crainte. La vie chrétienne est un bricolage précaire, habité par la grâce, comme ces tabourets gris-verts, couleur du doute et de l’espérance, qui s’empilent et se réajustent sans cesse pour composer une charrette, la croix du Christ, mais aussi un habile et légitime refuge pour l’acteur, dont la performance verbale est une fidèle image de notre existence surchargée et complexe.

La pièce se nourrit aussi d’un souffle poétique fécond qui, au creux des assonances, des métaphores et des synesthésies, indique combien l’espérance est incarnée, combien le monde est chargé de sens dans ses détails les plus concrets, combien le ciel est donné ici-bas à qui veut bien le voir et le contempler, « car ce qui n’a ni commencement ni fin n’en finit pas de s’ouvrir impatiemment. »

La conversion d’Etienne et celle du spectateur – car le théâtre est toujours, quand il est pris au sérieux, affaire de conversion – naît dans la relation à l’autre. C’est la passion du Simple, traîné et humilié à travers les rues de Jérusalem, et la contemplation de ses stigmates (« la paume transpercée par le fer ») qui ouvrent le cœur d’Etienne. La rencontre du Messie fait le reste qui tient son autorité de son geste contre les marchands du Temple, de sa Parole (« Détruisez ce temple ») et enfin de son anéantissement : « Ils lui ont donné la place du Simple sur le trône. Dans ce corps avachi. Sous ce visage tuméfié. Crépi de crachat. Couronné d’épines. Etienne reconnaît Jésus. » Le martyre, qui fait d’Etienne un nouveau Christ, achève ce passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance, du Temple de pierre, interdit à tous, au Temple de chair, avec « son corps entrebâillé » où chacun peut entrer. Le ciel s’ouvre, non plus à la manière païenne du templum, carré d’augure impersonnel censé nous garantir contre un avenir incertain, mais sur la présence d’un Visage qui s’offre et qui, dans l’écroulement d’Etienne, fait « taire la fin de tout ». Nous savons que cette chute n’est que le commencement de l’éternité. Puisque le Verbe s’est fait chair, la chair sauvée, n’est-elle pas appelée à retrouver le Verbe ?

Le spectacle sera aussi joué à Fourvière :

Dimanche 3 avril

Vendredi 8 avril

Samedi 9 avril

Le lien vers l’événement de St Etienne sur le site du diocèse :