Philosophe… et musicien. Fabrice Hadjadj revient avec nous sur son amour de la musique et de la chanson, à l’occasion de la sortie de son premier album. Il sera en concert le 5 mai à Lyon et le 6 mai à Paris.

Ton premier album, sorti il y a quelques jours, a été une véritable découverte pour certains. Plus jeune, tu co-produisais déjà les deux premiers albums d’un certain  « Flóp », nom d’artiste de l’auteur, compositeur et interprète Francisco Lopez. Ton album reprend  de ce chanteur quelque chose d’assez décalé dans le ton et la musique. Est-ce ton influence immédiate ?

cover_nos_vies_quotidiennes_jpgJ’ai commencé à faire de la musique en studio, avec des professionnels, à l’âge de 15 ans, en Haïti, entre deux coups d’État. C’était uniquement avec des noirs. Quand trois années plus tard je me suis retrouvé en France, pour mes études à Sciences-Po, j’étais au milieu de blancs, sans plus aucun contact avec le « milieu ». Les gens de Polydor ont écouté une des mes maquettes et m’ont refoulé, j’ai donc dû me rabattre sur la réussite universitaire. En fait, quand j’ai rencontré Flóp, à vingt ans, ce fut aussi le coup d’arrêt de mon propre travail musical. D’un côté, je m’orientais plutôt vers la littérature ; de l’autre, Flóp était tellement meilleur que moi… C’est un cas avéré d’admiration stérilisante… Aujourd’hui, cependant, je dois reconnaître que ce n’était pas une stérilisation, mais une gestation très lente… 25 ans… Un record, sans doute, dans le règne animal.

Quand je n’étais encore qu’un lycéen, tu chantais  « Une souris verte » façon pop. C’était déjà pas mal !

Avoue que tu as chanté « Une souris verte » avec moi à la fête de fin d’année du lycée ! Je sais, c’est dur de le reconnaître pour le directeur d’une revue d’écologie intégrale : avoir chanté cette chanson où l’on soumet à une vivisection digne du docteur Frankenstein cette malheureuse souris qui courrait dans l’herbe… On la montre à « ces messieurs », qui sont déjà des ingénieurs transhumanistes, et voilà qu’elle se change en escargot tout chaud ! Quelle honte ! On peut se demander quelle relation à la nature vont avoir tous ces enfants qui ont chanté innocemment de telles horreurs ! Mais il est vrai que nous chantions aussi « Il était un petit navire », où il est question, pour un équipage affamé et perdu en mer, de tirer à la courte paille celui sur lequel ils vont pratiquer un acte de cannibalisme. Voilà qui est plus correct. Encore que plus personne n’ose écrire comme cela, aujourd’hui…

À part toi, peut-être… Je l’avoue, cependant, j’ai chanté « Une souris verte », mais c’est toi qui nous imposais, de toute ton autorité de professeur, des textes aussi crus et cruels… À l’époque, c’était surtout pour toi un moyen efficace de tourner en dérision la pop façon Star’Ac, qui est davantage un produit marketing à l’adresse des adolescents qu’un travail de maturité. Ton album, lui, est l’œuvre d’un homme qui a sept enfants. Quoique parfaitement ciselés, les textes de Nos vies quotidiennes se prémunissent de la série de tubes un peu faciles…

Il faut bien admettre que l’échec musical de ma jeunesse m’a prémuni d’entrer dans la cohorte des chanteurs adolescents. C’est un des problèmes de la pop française : non seulement son américanisation par la culture des vibes plutôt que par celle du texte, mais aussi sa jeunesse, qui lui fait sans cesse réadapter le même mélo d’amour malheureux, et néglige d’autres thèmes, comme la fidélité du vieux couple, la paternité, le problème de trouver une école pour ses enfants ou encore la condition ouvrière après la troisième révolution industrielle… Au temps de The Voice, les Brassens et les Ferré se font rares.

Cela dit, même si ton album est dépourvu de ces travers ados, la pop t’inspire beaucoup. Tu es un fervent admirateur de Prince et de Stevie Wonder…

Avec le brésilien Hermeto Pascoal, qui n’a rien à voir avec la pop, ils forment pour moi une petite trinité musicienne. Ils ne font d’ailleurs pas de la musique, ils la sont, en quelque sorte, ils la jouent avec tout leur corps. J’en suis bien loin. Enfin, pour moi, il n’y a pas de genre musical mauvais en soi : il y a de la bonne pop, et de la mauvaise. Et même, à l’intérieur de la mauvaise, il y a parfois de bons titres. J’ai déjà repris, avec mes filles, Let me love you de Justin Bieber… Surtout ne dis pas aux lecteurs que je viens de rougir…

Sois sûr de ma discrétion… Musicalement, cet album est un mélange de jazz, de soul et de bossa. C’est toujours harmoniquement très élaboré. D’où viennent ces influences-là ?

Lorsque j’ai arrêté de composer de la variété, à 18 ans, je me suis mis à écouter et à chanter du jazz : Anita O’Day et Mel Tormé, notamment. Et puis, en lien avec mon adolescence haïtienne, il y a toujours eu la musique des Caraïbes. Le sommet de la chanson, pour moi, en termes mélodique et harmonique, se trouve toutefois au Brésil : c’est Vinicius de Moraes, Chico Buarque, Jobim, Gil et Veloso… Vincent Segal m’a appris récemment que des juifs immigrés étaient à l’origine de la samba. Cela m’a fait comprendre beaucoup de choses sur moi-même. En revanche, je ne connais quasiment pas le rock ni la pop anglaise… à part ce groupe qui porte un nom d’insecte.

Puisqu’il est question de vie quotidienne, qu’écoutes-tu chez toi en ce moment ?

J’essaie d’écouter ma femme, ce qui est le plus difficile et me pousse à entrer dans la musicalité du duo le plus essentiel de mon existence. — À part ça, pour ce qui est des Français, Flóp toujours, Massy Inc. avec son album 3349, mais aussi encore Stromae, Nekfeu (« Nique les clones » dans Feu, et puis l’album Cyborg) et Camille, bien sûr, pour qui j’ai une très grande admiration. Ce que j’ai écouté en boucle ces derniers temps c’est le live de Gilberto Gil et Caetano Veloso, Dois amigos : ils ont plus de 70 ans chacun, et ils sont là, à deux guitares et deux voix, et c’est ce qu’il y a de plus beau. Avec mes filles, enfin, je suis bien obligé d’écouter Sia et Vianney. Je chante avec Esther, mon aînée, « Les filles d’aujourd’hui ».

Dans ta chanson «  le rapport » – l’histoire d’un type qui est « allé vers une femme / et [le] voilà avec un fils » – tu chantes les suites incongrues d’un rapport sexuel : « Avec cette belle je couche / et bête je change une couche ». La naissance tient ici de la tragédie et de la farce.  Comme dirait l’autre, la déconvenue, c’est plus facile à dire en chanson ?

Ce qui m’a toujours gêné avec la philosophie, c’est que la nécessité démonstrative y implique la perte de la dimension narrative, donc de l’advenue, qu’elle soit déconvenue ou avenir.  Pour ça, j’ai toujours écrit du théâtre à côté – pour déchirer le concept et l’ouvrir au drame. Avec une chanson, on peut avoir cette narration, mais en plus – en plus parce qu’il y a moins – on peut faire un petit objet qui tient en soi, dans la main, dans l’oreille, selon la plus grande économie… « Le rapport » est inspiré par la célèbre phrase de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » Mais la question qui s’y pose, à travers le saut qu’il y a entre coucher avec une femme et élever un enfant, c’est celle du rapport entre ces deux choses et qui, bien qu’ordinaire, ne va pas de soi : on passe un permis pour conduire un véhicule, mais on ne passe pas de brevet de compétence parentale pour conduire un enfant – au contraire : il suffit d’avoir fait la bête à deux dos et vous voici soudain promu au rang d’autorité paternelle.

Macron et tout ce qu’il représente sont pour moi une grande source d’inspiration.

N’est-ce pas un scandale dans Le Meilleur des mondes ? Nos temps de rationalisation techno-industrielle cherchent ainsi à séparer les deux et à éviter ce mystère d’incompétence, en faisant de l’étreinte un acte de consommation sans avenir, et en déléguant la procréation et l’éducation à des experts. Ça te laisse entendre que cette chanson est aussi un résumé de La profondeur des sexes

C’est aussi ta chanson la plus « Brassens », le parolier qui manie à la perfection les allers retours entre le drame et la comédie…

L’héritage de mon père… Il m’a appris la langue et la musique française en me faisant écouter Brassens. Et je l’écoute toujours, avec une admiration croissante, surtout depuis que je refais des chansons et que je comprends de l’intérieur tous les problèmes qu’il a réussi à surmonter pour écrire ses chefs-d’œuvre.

Ton album est aussi un hommage à Jacques Séguéla, père spirituel d’Emmanuel Macron pourrait-on dire. Ta chanson « Fils de pub » raconte l’histoire d’un pauvre type (toi ou moi), qui rêve de la fille de la pub pour le saucisson, et qui, ne pouvant avoir la fille, se rabat sur le saucisson. Séguéla ne renierait pas ce raisonnement…

Macron et tout ce qu’il représente sont pour moi une grande source d’inspiration. Beaucoup de mes chansons évoquent le monde technolibéral. Il y a notamment celle qui se trouve au cœur de l’album, « Boire aux rivières ». Elle dit que, devant les merveilleux progrès qui s’annoncent, on peut non sans raison avoir la nostalgie du paléolithique.

Pendant une période tu écrivais plusieurs chansons par semaine. Question pratique : est-ce quelques accords de bossa qui t’inspirent un texte, où est-ce que le texte recommande lui-même une partition ?

Je me suis remis à écrire suite au mariage de nos amis Vincent et Marguerite Laissy, lui, petit génie du piano, elle, chanteuse ultra-contemporaine, assumant à la fois Disney et Piaf. Je leur ai dit qu’ils devaient faire un album, que je leur écrirai des textes. Et là, ce fut comme si j’avais renversé une vieille digue : le fleuve s’est remis à couler. On a fait l’album de Marguerite (qui sortira en octobre, sans doute), mais j’ai continué à écrire, paroles et musique, en deux ans un répertoire de plus de 100 chansons… Comment ça marche ? Parfois cela commence avec l’idée d’un texte, parfois avec une mélodie ou une série d’accords. Souvent c’est la rencontre d’un texte et de son rythme propre avec une suite harmonique. Mais, pour tout te dire, je suis contre l’idée du songwriter spécialisé. Je crois que, comme en Terre du Milieu, dans Le Seigneur des anneaux, et que l’on soit nain, hobbit, elfe ou même humain, nous sommes tous appelés à écrire des chansons qui racontent notre vie. La grande question de Sam Gamegie, qui est au principe de son héroïcité, c’est : « Est-ce que ce je suis en train de faire est chantable ? » Bien sûr, il y va pour lui du chant épique. Mais les Hobbits chantent aussi la bière, le mariage, l’agriculture, comme de petits Virgile simplifiés. Si nous ne savons plus chanter ce que nous vivons, ce que nous vivons perd sa musique. Et si nous nous bornons à répéter les Baby baby sans bébé que vantent les tubes téléchargés, il est normal que notre existence se dégrade au niveau d’une rengaine électronique.

17029-1C’est certainement sur scène que tu aimes le plus t’exprimer.  Cet album, tu l’auras peut être remarqué, est aussi l’aboutissement d’une œuvre scénique qui mêle le théâtre, le clown et la conférence. Avec la chanson, tu boucles un cycle ?

C’est vrai que la chanson est une espèce de synthèse entre différentes activités que j’avais jusqu’ici séparées. C’est aussi, à la quarantaine, à l’heure des premiers bilans, une façon de renouer avec ce qui était la passion de ma jeunesse – Socrate lui-même, avant de mourir, se met à écrire des chansons… Mais le lieu où j’aime le plus m’exprimer n’est pas la scène, à vrai dire. C’est d’abord la salle de classe, avec mes étudiants. Puis la veillée au coin du feu, avec des amis (qui sont parfois d’anciens étudiants, comme toi). Là on se raconte tour à tour des histoires et l’on se propose des chansons… l’un se met à la guitare, l’autre au piano, un autre à la flûte, un autre au cajon (très important d’avoir chez soi un set de percussions, encore que cuillères et casseroles puissent faire l’affaire). Je ne suis pas un défenseur de la scène, mais de la fête de village, celle qui a précisément été détruite par la grande scène et plus encore par la télévision. C’est la raison pour laquelle dans un des albums physiques distribué dans le commerce se cache un ticket spécial : à celui qui le trouve, j’offre un concert privé, chez lui, pour ses amis, ses enfants, ses parents, ses grands-parents, ses voisins…

Fabrice Hadjadj sera en concert le 5 mai à Lyon et le 6 mai à Paris.

Paul Piccarreta