La tribune de notre collaborateur Benoit Sibille a fait réagir de nombreux lecteurs. Parmi eux, nos très proches collaborateurs Mahaut et Johannes Herrmann ont souhaité répondre aux arguments de leur confrère. Pour eux, le dispositif technique de représentations des messes est si bricolé et bancal qu’il replace la technique à sa juste place.

Laissez-nous un peu de Dieu sur nos écrans. Ce n’est pas le moment. Vraiment pas. Nous sommes les premiers à dénoncer la technologie qui asservit, qui nous tend la main pour mieux nous empoigner, nous faire valser au son de sa musique, nous imposer sa logique. À refuser tout ce qui tend à faire de l’homme un esclave technique comme les autres, soumis à la même logique « produire ou être mis à la poubelle ». Mais il nous semble qu’appliquer ce propos aux diverses modalités de télédiffusion des messes, prières et offices religieux, c’est prendre le problème à l’envers. Ni philosophes, ni théologiens, nous faisons ce que nous pouvons, et notre propos sera plus un témoignage. Faites-en ce que bon vous semble.

Tout d’abord, nous nous étonnons et inquiétons de voir tirer des conclusions définitives d’un état aussi exceptionnel que les temps que nous vivons. Vous avez remarqué ? Le temps s’allonge. Le flot d’infos est tel, une chassant l’autre, qu’un jour est comme un an, une semaine comme un siècle. Le confinement, n’en parlons pas : durée réelle, vingt-cinq jours ; durée ressentie : un an. Il n’empêche que ça ne durera pas, que c’est une situation inédite et imprévue où chacun bricole avec les outils qui lui sont restés, le jour où sa propre maison s’est refermée sur lui.

Et il n’est guère resté, fors le papier toilette et les paquets de pâtes hâtivement stockés, que le réseau et ce qui pouvait en sortir. Quelle vie communautaire quand chacun reste chez soi ? Imaginez un peu ces temps sans téléphone ni internet.

Nous serions plus seuls que le Christ sur la Croix. Vivre saintement pareille souffrance n’est pas le charisme de tous.

Nous nous voyons mal faire la leçon à la vieille dame bloquée chez elle depuis dix ans, faute de voiture et de messe à moins de quinze kilomètres, de regarder la messe au poste. Encore moins l’exclure de l’Église ou voir dans France 2 le dimanche matin un tentacule de l’invasion télévisuelle. Ce n’est pas le Jour du Seigneur qui a ouvert le monde au tout-télé. Si la 5G s’impose, ce ne sera pas non plus la faute des besoins en octets des catholiques réunis devant quelques dizaines de directs tremblotants, transmis depuis quelque chapelle par la caméra de l’ensemble paroissial, acquise il y a deux mois pour filmer la super soirée Saint-Irénée.

Et qu’on pardonne notre naïveté, mais c’est ce bricolé qui fait l’humain. Il y a le réseau, oui, bien sûr. Mais il n’y a pas de HD, on entend mal parce qu’il n’y a qu’un micro, on voit un pied du diacre dans le champ, tout tremble quand on apporte les offrandes et la diffusion saute un peu. Parce qu’on fait avec ce qu’on a, on apporte nos cinq pains, nos deux poissons et notre téléphone portable qui diffuse comme il peut, pour dire la messe à deux ou trois devant une table nappée de blanc – ou même dans une très belle église, la régie son et lumière n’est pas plus riche.

Et on s’en fiche que ça soit un peu flou et qu’on n’entende pas bien, ce qui compte, c’est qu’on fasse au mieux, avec nos pauvres moyens de pécheurs, pour porter témoignage jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1, 8). Paul n’a pas refusé de monter sur un bateau –pourtant outil bimillénaire de mondialisation.

Ce n’est pas perverti, parce que notre indifférence même au rudimentaire du moyen montre, avec bien d’autres choses comme notre assiduité, nos questionnements parfois virulents sur ces messes webdiffusées, tout cela montre, donc, que pour une fois, pour une fois, la technique est remise à sa place à coups de pompe dans le train : celle d’un moyen. Une échelle, une béquille, une cale sous le buffet, une prothèse qui sert à ne pas perdre complètement ce pour quoi, en temps normal, on n’a pas besoin d’elle. Une prothèse, qu’on jettera quand tout cela sera fini, quand nous ressortirons de nos maisons-tombeaux pour nous retrouver, comme le paralytique relevé porte joyeusement son brancard avant de le jeter au loin.

Si vraiment, c’était l’écran notre dieu, nous ne manquerions de rien pour son service. Son offre de divertissement n’a pas baissé d’un pouce. Elle se donne même en solde : promo sur les séries, chaînes en offre spéciale ! Il n’est pas confiné, lui. Comme ces idoles de bois qui ont une bouche et ne parlent pas (Ps 134, 16), il est toujours bien là sur le bureau, à sa place, ni plus ni moins qu’avant !

Et nous avons refusé de le servir, pour rejoindre un stream foireux, sans générique clinquant, diffusion digne de ces matchs de foot biélorusse que s’échangent les fans de ballon rond en manque. Remis à sa place, l’écran ! Comme la statue païenne remployée dans un mur d’église, il ne sert plus que de marchepied vers le Christ. Enfin, une technique qui sert.

Oui, jeudi soir, nous avons ressenti la présence réelle dans ce ciboire vu à la télé sur le direct de la communauté de l’Emmanuel, aussi fortement que dans notre église paroissiale, et nous ne saurions mieux exprimer à quel point l’écran n’a pas fait écran (pour user une dernière fois d’un calembour qu’il vaudrait mieux prohiber désormais dans les siècles des siècles).

Et puisque nous adorons en esprit et en vérité, mais jamais seuls, il ne nous semble pas le moment, vraiment pas le moment de dédaigner ce qui sert à nous faire percevoir le lien. L’écran, dans ce cas-ci, ne diffère ni d’une lettre ni d’un honnête téléphone : comme le souligne Mgr Centène dans une récente homélie, le direct fait que nous voyons des hommes célébrer, non un spectacle.

La communauté domestique, l’ecclésiole ? C’est sans doute possible en famille un minimum étoffée ; mais en ces temps de solitude, de monoparentalité, de dispersion géographique et ce que vous voulez, c’est très bien, mais c’est un luxe que tous ne peuvent s’offrir. Cela ne peut être un pivot de la prière. Même en temps de persécution, les chrétiens n’éprouvent-ils pas, toujours, partout, l’irrépressible besoin de se réunir ? Si nous y renonçons en ces temps, c’est uniquement pour ne pas mettre en danger nos aînés « à risque » – c’est pour servir nos frères.

Qui dira, une fois les églises rouvertes, qu’après tout, la télé lui suffit ? Si c’était vrai, celui-là n’irait déjà plus à la messe depuis longtemps. C’est tout le contraire. Le désir exprimé, le peu d’exigence technique montre que ce qui nous manque, c’est de nous réunir autour de l’eucharistie, et que nous y tendons, peu importe comment ; nous tâchons de le faire par les moyens qui nous restent. Comme le jeûne redonne le goût du pain… Ce qui devrait plutôt réjouir les cœurs.

Le monde d’après ne sera pas sans technique : l’homme en produit depuis Erectus. « La science et la technologie sont un produit merveilleux de la créativité humaine, ce don de Dieu » (saint Jean-Paul II cité par François au point 102 de la lettre encyclique Laudato Si). Un produit jamais neutre et périlleux au possible. Mais on reconnaît l’arbre à ses fruits (Mt 7, 16) et le fruit, ici, c’est l’Église. Peut-être, au contraire, pourrait-il bien se souvenir de ces temps pour, enfin, remettre l’outil à sa place d’outil, un serviteur qui, jamais, ne doit se faire plus grand que son maître. De quoi avons-nous besoin ? Il est beau de voir que dans la liste figure l’Eucharistie.

Nous pourrions décider que nous n’avons plus besoin d’églises (bâties), de sacrements, de prêtres, rien. L’église comme lieu de célébration unique et systématique date du IXe. Avant Vatican II, on communiait rarement. Une seule chose reste, parce que c’est le Christ qui le dit : se réunir et faire mémoire de son dernier repas. Isolés, confinés en privé, n’irions-nous pas, en refusant le seul lien restant parce que technique, vers une pratique individualisée, une Église privatisée en autant d’Églises que de fidèles ? On n’est pas chrétien tout seul : éternel rappel, toujours aussi nécessaire. Il n’y a qu’un Christ pour tous, pas un christ-dieu-lare pour chacun dans son coin, et l’ecclésiole n’a de sens que comme petit bout d’Église universelle. Si, croyant sortir la foi du tabernacle, nous l’enfermons chez nous avec les paquets de pâtes, ou même bien rangée près d’une très belle icône et d’une Bible bien reliée, nous n’aurons pas gagné grand-chose. Au lieu d’écrans, des murs !

Dans quelques semaines, nous en aurons fini. Nous ne serions pas surpris qu’une foi revigorée ressorte de ce merdier.