Quand je demande à mes élèves quel est le contraire de la vérité, la réponse est toujours la même : « Ben, le mensonge ». Ce à quoi je rétorque « C’est faux, vous mentez ».

En général, un silence hésitant envahit alors la salle, jusqu’à ce qu’un petit malin finisse par réagir : « C’est pas parce qu’on a tort qu’on ment ! ». A ce moment, le cours peut débuter, ouvert par une distinction conceptuelle entre le mensonge, qui consiste à cacher intentionnellement la vérité, et l’erreur, qui consiste à affirmer sincèrement quelque chose de faux. Si l’erreur est le contraire de la vérité, le mensonge, lui, s’oppose à la sincérité.

Le complotisme, c’est cette confusion érigée au rang de doctrine politique. Croire que l’adversaire nous ment parce que nous ne sommes pas d’accord avec lui, c’est imaginer qu’il n’y a qu’une seule vérité évidente – celle que nous défendons – que les autres ne peuvent que faire semblant d’ignorer. Vous reconnaîtrez ainsi le complotiste par l’air d’évidence avec lequel il assène ses thèses, quelles qu’elles soient. Le problème de cette attitude est double. Premièrement, elle interdit tout débat politique, puisque tout désaccord sera interprété comme le signe d’un mensonge. Deuxièmement, cette attitude conforte le relativisme politique, puisqu’elle assimile in fine la vérité avec la sincérité. Ce culte de l’authenticité, de la sincérité, encourage une personnification des idéologies politiques, incarnées par des personnalités dont les faits et gestes monopolisent tout débat. « Que pensait réellement Bidule en disant ça ? Quel message voulait-il faire passer, et à qui ? »

Depuis les Lumières la politique s’est donnée pour but la liberté et la prospérité de plus grand nombre, et non le triomphe d’une Cité idéale, fondée sur des principes rationnels.

Le problème, c’est que la philosophie politique a divorcé depuis quelques siècles d’avec le concept de « vérité ». En schématisant très grossièrement, on dira que depuis les Lumières la politique s’est donnée pour but la liberté et la prospérité de plus grand nombre, et non le triomphe d’une Cité idéale, fondée sur des principes rationnels. On est loin de la République, de Platon, pour qui la polis devait être le lieu de la vérité vécue par tous… Or, si la parole politique n’a plus pour but d’énoncer la vérité, mais de produire des effets jugés bénéfiques, il ne faut pas s’étonner qu’elle soit a priori décrédibiliséepar ses auditeurs. Le complotisme, c’est-à-dire la méfiance systématique à l’égard de la parole institutionnelle, n’est que la réaction logique à une philosophie politique utilitariste. Quand on entend quotidiennement des expressions telles que « l’opinion publique n’est pas encore prête », il est normal que ladite opinion se défie d’une parole qui vise explicitement à la « préparer » ! Dans une République version Platon, une République soucieuse de la vérité, la question ne devrait pas être de savoir si l’opinion publique est « prête », mais dans quelle mesure elle se trompe : c’est d’ailleurs l’objet de toute la philosophie antique.

Le complotisme, c’est une version amputée de l’esprit critique, un hommage que la bêtise rend à la raison. En effet, si la noblesse du complotiste réside dans la haute idée qu’il se fait de la vérité en politique, son tort est de n’exercer son intelligence qu’à moitié en accordant à certains gourous le crédit qu’il refuse à la parole institutionnelle. Car le plus grand ennemi de la vérité, ce n’est pas d’abord le mensonge, c’est la crédulité qu’il présuppose.

La chronique philo de Marianne Durano est à retrouver dans chaque numéro de la revue Limite. Celle-ci, extraite du numéro 22, vous est offerte. Pour le lire en intégralité, commandez-le !

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