Dans sa chronique hebdomadaire, « La Courte Echelle » (#LCE), Gaultier Bès revient sur l’actualité à l’aune de l’écologie intégrale. Tous les mercredi à 8h, 12h45 et 19h20, retrouvez également « La Courte Echelle » sur Radio Espérance.

Il y a 70 ans paraissait l’édition française du Petit Prince, l’occasion pour la France de rendre hommage à Antoine de Saint-Exupéry au Panthéon ce mardi 13 décembre. Il se trouve qu’à l’invitation de Chantal Delsol, j’ai eu moi-même l’honneur de parler de l’œuvre de Saint-Ex la semaine dernière aux Bernardins, à Paris. Mon propos s’intitulait « Prisonnier des fontaines ». En voici la substantifique moelle.

Avoir soif

« Dans un monde devenu désert, nous avons soif de retrouver des camarades », lit-on à la fin de Terre des hommes. Cette soif d’amitié traverse toute l’œuvre de Saint-Ex, de Courrier Sud à Citadelle, en passant évidemment par le Petit Prince. La liberté n’est pas pour lui affaire d’autonomie abstraite, d’indépendance absolue, mais bien plutôt de communion au monde et aux autres, ce qu’il appelle la ferveur. Cette ferveur, on peut la définir comme la joie d’une création désintéressée, d’une aventure partagée, à travers le travail et la résistance concrète des éléments. Elle est échec surmonté, persévérance collective, comme on le lit dans Citadelle :

« Créer, c’est manquer peut-être ce pas dans la danse. C’est donner de travers ce coup de ciseau dans la pierre. Peu importe le destin du geste. Cet effort t’apparaît stérile à toi, aveugle, qui te tiens le nez contre, mais recule-toi. Considère de plus loin le mouvement de ce quartier de ville. Il n’est plus là qu’une grande ferveur et qu’une poussière dorée du travail. Et les gestes manques tu ne les remarques plus. Car ce peuple penché sur l’ouvrage, bon gré mal gré, édifie ses palais ou ses citernes ou ses grands jardins suspendus. Ses œuvres naissent comme nécessairement de l’enchantement de ses doigts. Et je te le dis, elles naissent autant de ceux-là qui manquent leurs gestes que de ceux-là qui les réussissent, car tu ne peux partager l’homme, et si tu sauves seuls les grands sculpteurs tu seras privé de grands sculpteurs. […] Le grand sculpteur naît du terreau de mauvais sculpteurs. Ils lui servent d’escalier et l’élèvent. Et la belle danse naît de la ferveur à danser. Et la ferveur à danser exige que tous dansent — même ceux-là qui dansent mal — sinon il n’est point de ferveur mais académie pétrifiée et spectacle sans signification. […]

N’invente point d’empire où tout soit parfait. Car le bon goût est vertu de gardien de musée. […] Tu auras fait le dégoûté par crainte du travail malpropre de la terre. Tu en seras privé par le vide de ta perfection. Invente un empire où simplement tout soit fervent. »

Mener une vie fervente

La ferveur est une quête, sans doute infinie, une tension qui pousse l’homme à se dépasser, non pas en niant ou en prétendant s’affranchir de ses nécessités vitales, mais en se sentant responsable du monde qu’il habite, chargé de l’embellir à sa façon.

C’est ce que Saint-Ex dit de Guillaumet dans Terre des hommes, qui, après que son avion s’est écrasé au sommet des Andes, a réussi à rejoindre à bout de forces la civilisation humaine :

« Sa grandeur c’est de se sentir responsable. Responsable de lui, du courrier et des camarades qui espèrent. Il tient dans ses mains leur peine ou leur joie. Responsable de ce qui se bâtit de neuf, là-bas, chez les vivants, à quoi il doit participer. Responsable un peu du destin des hommes, dans la mesure de son travail. Il fait partie des êtres larges qui acceptent de couvrir de larges horizons de leur feuillage. Être homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde. »

« Chacun est responsable de tous », insistera-t-il dans Pilote de guerre.

La ferveur naît précisément de ce sens de la responsabilité : et c’est pourquoi, à son tour, Saint-Exupéry continuera, malgré la soif et l’épuisement, à marcher dans le désert de Libye où, avec son compagnon, il est tombé en panne de moteur :

« Adieu, vous que j’aimais. Ce n’est point ma faute si le corps humain ne peut résister trois jours sans boire. Je ne me croyais pas prisonnier des fontaines. Je ne me soupçonnais pas une aussi courte autonomie. On croit que l’homme peut s’en aller droit devant lui. On croit que l’homme est libre… On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical, au ventre de la terre. S’il fait un pas de plus, il meurt. »

Appliqué au désastre écologique en cours, ces lignes résonnent puissamment…

Un peu plus loin, il ajoute :

« Je ne me plaindrai pas. Depuis trois jours, j’ai marché, j’ai eu soif, j’ai suivi des pistes dans le sable, j’ai fait de la rosée mon espérance. J’ai cherché à joindre mon espèce, dont j’avais oublié où elle logeait sur la terre. Et ce sont là des soucis de vivants. Je ne puis pas ne pas les juger plus importants que le choix, le soir, d’un music-hall. »

Finalement, c’est la rencontre providentielle d’un bédouin, tel une oasis humaine, qui les sauvera en leur donnant à boire, symbole de la fraternité universelle.

Communier au monde

Être « prisonnier des fontaines », ce n’est donc pas être impuissant, condamné à l’immobilisme, à l’insatisfaction, connaître le même sort que Tantale, « mourir de soif au bord de la fontaine », c’est au contraire rester en marche, chercher de nouvelles sources, de vie, d’inspiration. La liberté chez Saint-Exupéry n’est pas une quête d’autonomie, ni une résignation face aux contraintes qui pèsent sur nous, mais une participation fervente au monde, à sa bonté et à sa beauté.

S’il y a, notamment dans Vol de nuit ou dans Citadelle, une certaine fascination pour le surhomme, pour un héroïsme nietzschéen qui est prêt à tout sacrifier à sa gloire, ou à son devoir – celui du sacro-saint courrier à faire passer, coûte que coûte. Il me semble que cette « lourde victoire » de Rivière, le chef qui sacrifie ses pilotes à la ligne aéropostale, est largement contrebalancée par la célébration des joies simples, modestes.

En effet, ce qui me touche le plus dans l’œuvre de Saint-Ex, c’est que la ferveur se trouve aussi bien dans les prouesses d’un Mermoz que dans l’humilité d’une fermière, dans l’aventure que dans l’ordinaire, pourvu que celui-ci soit vécu intensément. La ferveur naît d’un corps-à-corps privilégié avec le monde, et qu’importe que ce contact soit héroïque ou familier, exceptionnel ou quotidien. Ainsi, dans Terre des hommes, le pilote égaré dans les nues rêve-t-il à la table du petit-déjeuner qui l’attend : « Ainsi la joie de vivre se ramassait-elle pour moi dans cette première gorgée parfumée et brûlante, dans ce mélange de lait, de café et de blé, par où l’on communie avec les pâturages calmes, les plantations exotiques ou les moissons, par où l’on communie avec toute la terre. Parmi tant d’étoiles il n’en était qu’une qui composât, pour se mettre à notre portée, ce bol odorant du repas de l’aube. »

Ce qui compte, ce qui rend la vie fervente, l’arrache à l’absurdité, c’est la sensation d’être à sa place, d’avoir accompli sa besogne, même ingrate : « La vie est si douce quand elle est dans l’ordre des choses, quand le vieux paysan de Provence, au terme de son règne, remet en dépôt à ses fils son lot de chèvres et d’oliviers, afin qu’ils le transmettent à leur tour aux fils de leurs fils. On ne meurt qu’à demi dans une lignée paysanne. Chaque existence craque à son tour comme une cosse et livre ses graines. » (Terre des hommes).

Participer, être responsable

Ce n’est pas l’efficacité, l’argent, la gloire, qui crée la ferveur, c’est la participation. Ainsi, comme il le raconte dans Pilote de guerre, l’auteur se trouve en 1940 cantonné dans une ferme du Nord de la France. Il est invité à manger le boudin par la fermière, avec ses deux camarades : « Le métier de témoin m’a toujours fait horreur. Que suis-je, si je ne participe pas ? J’ai besoin, pour être, de participer. Je me nourris de la qualité des camarades, cette qualité qui s’ignore parce qu’elle se fout bien d’elle-même, et non par humilité. Gavoille ne se considère pas, ni Israël. Ils sont réseau de liens avec leur travail, leur métier, leur devoir. Avec ce boudin qui fume. Et je m’enivre de la densité de leur présence. Je puis me taire. Je puis boire mon petit vin blanc. Je puis même signer ce livre sans me retrancher d’avec eux. Rien n’abîmera cette fraternité. »

Autrement dit, la ferveur est affaire de substance, et de substance partagée. Vivre, ce n’est pas s’arracher à ses déterminismes, c’est se reconnaître « pétri de liens ». Seul participe au monde celui qui admet qu’il a envers lui des obligations, celui qui ne fuit pas sa responsabilité, en s’imaginant autonome, atome détaché des autres, individu liquide, île flottante. Seul participe au monde celui qui a renoncé à être tout, c’est-à-dire rien en particulier, celui qui accepte de n’être que cela, que lui-même, dans son humble et extraordinaire singularité.

Car, pour Saint-Exupéry, l’être humain s’accomplit, non quand il se prétend « maître et possesseur de la nature », mais quand il se reconnaît « prisonnier des fontaines », et qu’il jouit de leur eau généreuse, gratuite, abondante, et qu’il y vient boire goulûment.

Concluons avec Le Petit Prince, quand le pilote lui donne à boire l’eau du puits qu’ils ont trouvé au milieu du désert :

« Je soulevai le seau jusqu’à ses lèvres. Il but, les yeux fermés. C’était doux comme une fête. Cette eau était bien autre chose qu’un aliment. Elle était née de la marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle était bonne pour le cœur, comme un cadeau. Lorsque j’étais petit garçon, la lumière de l’arbre de Noël, la musique de la messe de minuit, la douceur des sourires faisaient ainsi tout le rayonnement du cadeau de Noël que je recevais. »