Dans son premier article, Clémence Chastan nous a menés à la question « Combien de temps arbitrerons-nous en faveur du confinement et de mesures de prévention « maximalistes », combien de temps pourrons-nous supporter le « quoi qu’il en coûte » ? ». Dans ce nouvel épisode, elle replace cette question dans le débat entre déontologistes et utilitaristes et montre que le confinement n’est pas une réponse si évidente.

Compter ses morts

Derrière cette question, c’est le débat entre déontologistes (ou « éthique de conviction » selon les termes de Max Weber) et utilitaristes (ou « éthique de responsabilité » selon les termes de Max Weber) qui est posé : pour les premiers, certains actes (comme le fait d’empêcher la mort) sont moralement obligatoires ou prohibés, sans égards pour leurs conséquences dans le monde, et cela constitue le ciment de la moralité ou de l’immoralité des actes ; pour les seconds, la morale d’une action dépend de sa capacité à conduire au plus grand bonheur du plus grand nombre de personnes concernées, c’est-à-dire qu’un acte ne sera pas moral en soit, mais en fonction de ses conséquences analysées sous l’angle coûts et bénéfices.

La question de Jean-Marc Jancovici est une question bel et bien utilitariste : elle part du principe que, avec la mort, nous pourrions justement envisager les choses sous l’angle des coûts et des bénéfices. Certes, de prime abord, cette question peut sembler outrageuse et, de fait, immorale : quoi, y aurait-il plus important que la vie, et, dit autrement, faudrait-il privilégier l’économie, l’argent, le PIB, plutôt que la vie elle-même de nos concitoyens?! Autrement dit, « est-ce que ce que vous allez produire ce mois-ci est plus important que sauver des vies ? » pour singer les termes hyper-naïfs de « Partager c’est sympa » dans sa dernière vidéo « pour ceux qui bossent » ?

A cette remarque, il faut répondre 3 choses :

D’abord, il faut rappeler que, en bons utilitaristes, nous arbitrons quotidiennement en faveur de notre confort immédiat ou de l’économie au détriment de la protection de la vie et de la réduction maximaliste du risque de mort; ainsi lorsque nous prenons notre voiture, mettant ainsi en danger potentiel nombre de piétons (environ 3 000 morts par an), mais aussi par exemple lorsque nous ne respectons pas des mesures de confinement strictes face à la grippe (environ 9 000 morts par an). Bref, nous jugeons beaucoup de choses plus importantes que « sauver des vies », et parfois des choses à première vue « accessoires » !

Ensuite, il est important de prendre conscience que le déontologisme seul n’existe pas en droit; c’est d’ailleurs la capacité même de notre système législatif à apprécier le caractère relatif de certaines valeurs en fonction des situations, qui a permis à notre gouvernement de prendre ces mesures de confinement jugées « liberticides » dans une toute autre situation ! En cas de « circonstances exceptionnelles », on admet ainsi que certaines entorses du droit commun puissent devenir légales en temps de guerre. On peut donc aisément imaginer que, de la même manière, si « sauver des vies » dans une situation A peut constituer un impératif catégorique, celui-ci peut toutefois devenir secondaire dans une situation B; ainsi, par exemple, de l’indifférence glaçante dont nous pouvons faire preuve à l’égard du sort des migrants en Méditerranée, signe que nous sommes en fait tout à fait prêts à renoncer collectivement à certaines valeurs supposément « catégoriques » telles que celle de sauver des vies.

Entreprendre malgré le risque mortel

Enfin, l’idée selon laquelle la santé, ou même le fait d’être « en vie », de préserver la vie de tous, constituerait de fait la valeur ultime car la condition de possibilité des autres valeurs (il est, effectivement, difficile d’être libre lorsqu’on est mort…) ne trouve pour autant pas de résonance dans la vie pratique. Si pour la philosophe Corine Pelluchon, « ce virus nous rappelle que la santé est la condition première de la liberté », je crois au contraire que la liberté de l’homme consiste précisément à entreprendre parfois des choses malgré le risque mortel : qui, parmi les êtres vivants sinon l’homme, peut défier ainsi cette conscience de la mort, jouer les héros, voire même… se suicider, et défier ainsi la mort dans son implacabilité même; et qui, sinon nos « seniors », restent les plus insensibles à ces innovations de la silver economy, montres anti-chute ou dispositifs d’actimétrie pour prévenir la perte d’autonomie, qui ont pourtant pour but de « les sauver » d’une mort certaine ? Voilà qui explique pourquoi, aucune société, de fait, n’a jamais placé la santé au rang de valeur ultime « quoi qu’il en coûte »; on se souviendra à ce titre de ces utopies sécuritaires où, comme dans I Robot d’Alex Proyas, VIKI, l’intelligence artificielle « mère », considère en froide déontologiste qu’elle doit prendre le contrôle global des humains pour protéger ces derniers de leur propension même à se « mettre en danger ».

Au delà de l’émotion et l’urgence

On voit donc bien que le confinement n’a rien d’évident, et que la question de savoir jusqu’où nous sommes prêts à aller et quels coûts nous sommes prêts à payer pour enrayer la pandémie et supprimer le « risque mortel » est légitime, et irréductible à la seule défense d’intérêts capitalistiques et financiers. Ceci étant dit, dès lors que l’on a admis que cette question était légitime, quelle réponse pourrions-nous y apporter ? Justement, avons-nous pesé les coûts et les bénéfices des mesures de confinement ou n’avons-nous fait que réagir « dans l’émotion et l’urgence » ? Aurait-il fallu accepter les morts, pour que la vie quotidienne puisse continuer son cours ?

Cet article s’inscrit dans une série de trois épisodes intitulée Le prix de la vie. Il a été relu et et édité par Marianne Durano et Théo Moy.