Philosophe de formation, Clémence Chastan est désormais conseillère en urbanisme auprès des collectivités territoriales. A ses yeux, la crise sanitaire actuelle doit nous alerter sur les fragilités de notre mode de vie hyper-centralisé et hyper-mondialisé, les premiers concernés étant évidemment les franciliens. Et pourtant, ce constat, loin d’être source de panique pourrait bien dessiner des futurs étonnamment rieurs..

Réduction des déplacements aux seules nécessités, achats alimentaires dans les commerces de proximité, retours des urbains à la campagne, effets de « panique » face à la peur de manquer en ville … A bien des égards, la situation actuelle depuis les dernières annonces gouvernementales relatives au coronavirus Covid-19 ressemble en bien des points aux scénarios décrit depuis plusieurs années par certains collapsologues « prophètes » d’un effondrement format « grand soir de la société thermo-industrielle, mondialisée et capitaliste » – cf. la dernière série TV by Canal + titrée « L’Effondrement ». 

S’il faut rappeler que tous les dits-collapsologues ne sont pas aussi tranchés quant à la forme que prendra cet effondrement (et préfèrent d’ailleurs souvent à ce terme la notion de « délitements » au pluriel), reste que cette situation de confinement nous apprend beaucoup de ce à quoi nos villes pourraient demain ressembler dans un contexte post-effondrement, jouant à ce titre le rôle parfait de scénario-test. Enfin, la comparaison entre l’état de confinement actuel et l’état de nos sociétés urbaines dans un contexte post-effondrement est renforcée par le fait que les épidémies, dans leurs formes modernes de propagation, constituent précisément un des symptômes de la mondialisation et du caractère non résilient des sociétés thermo-industrielles mondialisées souvent pointé du doigt par la collapsologie. Bref, de quoi bien justifier en ces temps un petit exercice de prospective… Coronavirus ou urgence écologique, même « combat » : après l’ « effondrement », et si l’on transformait notre manière de penser la ville ?

Fin d’un monde

Si la collapsologie et toutes les théories de l’effondrement font peur, c’est qu’elles sont souvent comprises comme des scénarios de fin du monde. En réalité, si effectivement toute transition suppose bien une période d’adaptation difficile, une crise somme toute (comme peut l’être la crise d’adolescence), il n’en reste pas moins que l’intérêt porte bien sur l’après-crise, et sur le « nouveau monde » ainsi dessiné (l’adolescence conduisant, paraît-il, à la sagesse de l’âge adulte !). En ce sens, il est classique de dire de la collapsologie et des théories de transition écologique radicale qu’elles sont moins des théories de fin du monde que des théories de fin d’un monde (la formule vient, il me semble, de Rob Hopkins dans son Manuel de Transition). 

Et ce monde, cet « ancien » monde, quel est-t-il ? Forte densité urbaine, mondialisation des échanges commerciaux, hyper-spécialisation des régions par secteurs d’activités économiques, dépendance aux flux constants d’approvisionnement en aliments, dépendance au pétrole et aux énergies carbonées, etc. Or, deux réalités combinées viennent saper la pérennité de ces états de fait : la première réalité est bien celle, fort connue, du réchauffement climatique; la seconde réalité est celle, moins connue, de l’épuisement des ressources absolument nécessaires à la croissance économique. Parmi ces ressources, citons le sable dont la disponibilité réduit drastiquement alors même qu’il conditionne le fonctionnement même de tout le secteur du BTP (en tout cas de la construction en béton); citons le pétrole, qui a atteint son premier pic en 2006 et atteindra son deuxième (et ultime ?) pic en 2025 selon l’Agence International de l’Energie et l’ex- PDG de Total; citons enfin les « métaux rares », qui portent bien leur nom et alimentent aujourd’hui aussi bien les objets  numériques que (ironie !) la « croissance verte » (par exemple : les panneaux photovoltaïques). La collapsologie n’est rien d’autre dès lors, qu’une tentative, mi-scientifique mi-prospective, d’imaginer le devenir de nos sociétés dans un contexte de raréfaction des ressources et de transition écologique devenue vitale. Alors, prêt à plonger dans ce « nouveau monde » ?

L’effondrement vu par la SNCF

En mars 2019, l’Institut Momentum, laboratoire d’idées spécialisé dans l’étude de l’anthropocène et la transition vers un monde post-croissant, publiait un rapport pour le moins inédit, réponse à une commande du forum Vies Mobiles de la SNCF : « Biorégions 2050 – l’Ile de France après l’effondrement ». La commande initiale du think tank de la SNCF : imaginer une région sans voiture/à mobilité réduite à l’horizon 2050 (un brief pour le moins « d’actualité » dans le contexte actuel de confinement et de stop net à toutes les mobilités « non nécessaires »). Alors, à quoi ressemblerait un monde à mobilité réduite, à quoi ressemblerait un monde sans pétrole, c’est-à-dire. sans pétrole hyper-disponible à relativement bas coûts ? Il est probable qu’à l’énoncé de cette question, la grande majorité d’entre nous réfléchirions dans un premier temps à la voiture au sens du véhicule transportant des personnes; or, d’une certaine manière, là n’est pas l’important… Le point le plus révolutionnaire et le plus impactant à la fois en terme civilisationnel mais aussi à l’échelle de nos vies quotidiennes est lié à la mobilité des biens 

Autonomie alimentaire : 2%

A voir les rayons des supermarchés dans les premiers jours du confinement, il est clair que les citoyens ne sont pas dupes (et de ce point de vue-là, parler de simple « psychose » pour décrire le comportement de ceux qui ont voulu faire des stocks de pâtes par exemple serait négliger le fond très rationnel qui a sous-tendu ces agissements) : une ville comme Paris, aussi immense soit-elle, aussi apparemment insubmersible et invincible soit-elle, ne dispose que de 3 jours de réserves alimentaires théoriques en cas d’interruption des flux d’approvisionnement… D’autant que cet enjeu des approvisionnements en produits alimentaires est rendu plus complexe encore par le fait que ces derniers sont actuellement loin d’être « locaux » ou en « circuits courts ». S’il ne s’agissait que de parcourir quelques kilomètres pour permettre à un maraîcher de l’Yonne de livrer Paris (parcourant ainsi environ 150km)… Le problème est qu’actuellement, l’autonomie alimentaire d’une métropole comme Paris est d’environ 2%, c’est-à-dire que seul 2% de ce qui y est consommé provient effectivement de ses campagnes proches, et que par conséquent la distance moyenne parcourue aujourd’hui par l’immense majorité de nos aliments est de 2 000km (allant parfois jusqu’à 4 800km). 2000km dans un monde sans pétrole… voilà qui semble évidemment changer la donne !

Vulnérable Île de France

Dans ce contexte, la région Île de France constitue à bien des égards un territoire extrêmement vulnérable : consommation électrique 20x supérieure à sa production, exportation de 80% des denrées alimentaires produites, dépendance des transports aux produits pétroliers à hauteur de 96%. « C’est un ensemble de vulnérabilités techno-industrielles, énergétiques et alimentaires » résume Agnès Sinaï qui cosigne le rapport. Une vulnérabilité également accrue par sa densité et sa démographie; point qui n’échappe pas au scénario 2050 de l’Institut, qui prévoit une réduction par deux de la population en Île de France et un repeuplement massif des territoires ruraux. A cause du manque d’emploi, des températures extrêmes en ville, mais aussi des risques d’épidémies accrues dans un système d’échanges mondialisés, les familles les plus aisées seront ainsi, selon l’Institut, les premières à chercher un meilleur cadre de vie. Au jour d’aujourd’hui, aucune statistique n’existe quant au phénomène d’exode qui pousse les urbains à fuir les villes suite aux annonces de confinement et à la situation face au Covid-19, mais il y a fort à parier que, si elle ne vide pas Paris de la moitié de ses habitants, elle en modifie ceci dit radicalement la démographie ! L’avenir nous le dira…

Les biorégions ou la mort

Révolution démographique, diminution majeure des déplacements individuels, retour à des circuits courts, … Et si la crise, celle-ci ou celle-là, donnait en fait à penser une ville et une vie plus attirante, plus agréable, plus solidaire ? Au cœur du rapport, l’institut Momentum propose à ce titre une nouvelle vision du territoire basée sur le concept de biorégion. Une « biorégion » se définit comme un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques, mais par des limites géographiques, et s’entend comme un« territoire de subsistance », c’est-à-dire un territoire qui a intériorisé, c’est-à-dire relocalisé ses dépendances et où chacun peut ainsi comprendre de quoi il dépend, y participer et ainsi le chérir. Pour exemple, le rapport prévoit que, parmi les franciliens restants, la moitié d’entre d’eux participe de près ou de loin (en amateur ou en professionnel) à l’agriculture de la région qui est devenue autosuffisante. L’alimentation remplace ainsi la quasi-totalité des emplois dans le secteur des services marchands. Lorsqu’on sait que, selon l’enquête Utopies de 2017 sur l’autonomie alimentaire des villes, 500 000 personnes travaillent en 1900 dans le secteur agricole versus 5 026 chefs d’exploitations aujourd’hui, le pronostic ne semble pas si irrationnel… Pour Momentum, il faut ainsi passer de « 10 000 emplois agricoles en 2017 en Ile-de-France, à environ 1 million et demi en 2050 ». Et il en est de même pour la production énergétique : éoliennes, moulins à eau, méthaniseurs, et autres sources de production renouvelable imposeront à la fois aux franciliens une sobriété de fait et à l’activité économique de manière générale une adaptation à l’intermittence de ces dites sources. Pour exemple, l’institut imagine, en hiver, une « directive européenne sur l’hibernation » imposant des horaires de travail réduits. 

Vers un urbanisme agricole

Mis au prisme de ce scénario, le concept de biorégion peut bien sûr sembler utopique – ou dystopique (je vous laisse cocher la case qui vous convient !). Mais l’« urbanisme de ressources » qu’il sous-tend, pour reprendre le terme de Marion Waller, philosophe de l’environnement et directrice adjointe de cabinet de Jean-Louis Missika à la Mairie de Paris, n’a rien de farfelu ! Dans une récente tribune, celle-ci commente ainsi le partenariat signé entre Paris et le département de l’Yonne pour faire naître (ou plutôt renaître) de vraies coopérations autour de l’alimentation, du tourisme et de l’achat de bois. Pour Marion Waller, l’urbanisme, « souvent cantonné aux questions de bâtiments, de construction, de densité ou de fonctions », doit ainsi devenir une science des ressources, et mettre en priorité absolue la question suivante : de quoi tel territoire dépend-il pour sa survie/son bon fonctionnement, et quelles dépendances est-il raisonnable de renforcer, de pérenniser ou d’éviter ? Ici, pas d’objectif d’autosuffisance, mais bien de résilience – un objectif certes moins fort que celui de Momentum mais non moins révolutionnaire pour nos villes : reterritorialisation alimentaire (telle que décrite par exemple dans le passionnant rapport publié par Les Greniers d’Abondance), retour des activités productives en ville, dé-tertiarisation des emplois, décroissance énergétique, cantonnement des mobilités motorisées aux secteurs vitaux comme la santé, essor des mobilités douces pour les déplacements particuliers, dé-densification des métropoles, exode urbain massif et repeuplement des territoires ruraux, etc.

Une écologie démondialisée

D’autant que ce que ce nouveau paradigme géographique amène peut-être (c’est en tout cas le point que je trouve le plus intéressant) à penser l’écologie différemment, plus justement. Aujourd’hui, on peut dire que nous avons l’écologie de notre économie; c’est-à-dire une écologie mondialisée, ressemblant plus à une science du « système climatique » qu’à une éthique pratique de nos dépendances aux écosystèmes naturels. Finalement, l’écologie d’aujourd’hui nous dépasse presque autant que la mondialisation, et se dérobe à une compréhension et une appréhension quotidienne avec la même facilité déconcertante ! Au contraire, l’urbanisme de ressources ou les notions de « nourritures » évoquées par Marion Waller nous emmène vers une écologie re-territorialisée, qui n’est autre chose qu’un appel à questionner ses dépendances. 

Bref, rien d’étonnant dès lors à ce que la situation actuelle de confinement ne génère pas que de la tristesse ou de l’angoisse – n’en déplaise peut-être à ceux qui voudraient que la chose soit prise « au sérieux », et donc, semblerait-il, avec une gravité de circonstance : si à ce jour, certains « se croient en vacances », si nous ressentons presque avec « honte » une certaine joie (mêlée naturellement d’une perte de repères) à l’observation de nos rues, ne serait-il pas (outre le beau temps…) justement parce que la situation a de quoi, paradoxalement, nous donner à espérer des villes et un monde durablement plus vivables parce que plus sobres, plus résilients ? Et cela, c’est, je crois, on ne peut plus sérieux… plus sérieux peut-être qu’une crise sanitaire peut-être !