Dans le dernier numéro de Limite nous publions un entretien fleuve avec François Bégaudeau. Sur le site, en trois parties, nous vous partageons ses meilleurs passages. Aujourd’hui, la figure de Jésus. « Je suis un enfant de Bernanos et de Marx », confie celui qui qui ne parvient pas à prier. Pas de quoi renier son « ami Christ ».

– Est-ce que tu pries?

Dans le livre sur le christianisme, je baguenaudais autour du fait que, vraiment, le christianisme m’intéressait. Que la figure du Christ est pour moi passionnante, que les Évangiles sont un texte qui me noue systématiquement quand je le relis. Mais à un moment j’en venais au fait, je prenais de la distance, une distance littéraire et un peu psychologique du christianisme: je me demandais si j’avais la foi. Et pour passer l’épreuve du feu il faut se poser deux questions: d’abord est-ce que je crois en la résurrection? Et je crois que je ne peux pas décemment dire que j’y crois. Et deuxièmement, est-ce que je prie? Non seulement je ne prie pas, mais je me sens incapable de le faire. Dans Une certaine inquiétude, je raconte ce qu’il m’arrive pendant ces deux heures où je suis à une messe. je n’avais pas foutu les pieds à une messe depuis quarante ans. Et je me sentais assez bien, je trouvais beau tout ce que je voyais, parce que j’ai toujours trouvé la liturgie très belle; le moment où les paroissiens fraternisaient entre eux me touchait beaucoup. Mais lorsqu’il fut question de s’agenouiller, non, mon corps ne voulait pas de ça…

– C’est-à-dire de ça?

J’ai sûrement un corps cool, ou un corps très moderne, très contemporain, c’est-à-dire qui a peur du ridicule, qui veut garder une certaine contenance libérale moderne. Parce qu’il m’arrive de prier avec mes mots à moi, laïcards, chez moi, seul. Ça peut m’arriver de me mettre à genoux. Je l’ai fait quand un ami était malade. Sauf qu’il n’y a personne autour. Alors je me demande: qu’est-ce que c’est que ce type qui aurait un goût très fervent pour le christianisme et dont la ferveur s’annule à partir du moment où des gens le regardent? Là je crois que ça fait symptôme du fait que je n’y suis pas encore.

– C’est l’assemblée qui te gêne, le groupe?

Ça ne me gênerait pas de faire comme tout le monde, rien ne me gênerait véritablement, même de communier avec tout le monde, en adoptant les gestes de tout le monde dans ce moment précis. Du moment que je garde mon indépendance d’esprit pour tout le reste. Ce n’est pas tant ça qui me dérange. Non, il y a quand même une distance que je prends, c’est ça que j’appelle l’individu contemporain: la distance, l’humour, l’autodérision. D’ailleurs c’est par là que j’ai pu, à un moment, avoir des affinités avec la bourgeoisie cool, c’est l’humour. S’il y a bien une chose que j’ai reconnue à ce milieu-là, c’est que ça déconne plutôt pas mal. C’est plutôt bon dans la petite blague et dans la dérision. je suis un enfant de Canal aussi, je suis un enfant de Bernanos et de Marx. j’ai découvert les trois en même temps. je suis poreux à toute sorte de « déraidissement » général, de coolitude dans laquelle j’ai baigné en tant qu’enfant des années 80-90. il me manque cette capacité qu’ont les mystiques à être absolument dans le premier degré, le plus total et absolu, sans distance, sans dérision sans humour, sans rien. La passion que j’ai pour les mystiques vient sans doute de ce manque. Cela se vérifie en politique: je n’ai jamais vraiment milité. Je ne suis jamais dans les premiers rangs des manifs, pas simplement par peur mais parce que j’ai un empêchement à être absolument à ce que je fais. Alors ça ouvre un espace littéraire, parce que la littérature joue un peu avec le faux, elle invente des identités. J’ai toujours été très à l’aise dans la littérature et dans l’art parce que précisément ça permet de zigzaguer, de sinuer, c’est ce qui fait la puissance de la littérature mais ce qui crée aussi, comme je te dis, un certain empêchement.

– Et dans La Trinité, quelle personne retient le plus ton attention?

Pour moi c’est Jésus. Ça s’est fixé là-dessus. j’ai lu les grands textes à 14-15 ans et je fréquente énormément d’auteurs chrétiens, Bernanos, Pascal, et puis le cinéma aussi, avec Bresson, Pasolini. Puis je vois Sous le soleil de Satan, de Maurice Pialat, que je trouve captivant, et je décide d’aller lire les Évangiles. Là je trouve ce texte absolument génial, tout me parle comme dirait l’autre. Pour moi la figure du Christ, c’est simple, je la trouve parfaite. C’est-à-dire que cette espèce de mix entre la force et la faiblesse est absolument bouleversant. Le petit Jésus, le petit enfant, c’est très beau, cette créature tellement faible, tellement féminine diraient certains. Et il y a des choses assez belles sur le féminin et le christianisme. jésus est une figure faible et forte qui renverse sa faiblesse en puissance, c’est absolument merveilleux, c’est un chef-d’œuvre, c’est pour moi la justification totale du christianisme. Qu’au centre ce soit cette figure, qui par ailleurs séduit bien au-delà du périmètre chrétien. je connais tout un tas de gens qui sont anticléricaux et bouffeurs de curé, qui ne veulent pas entendre parler d’une entité supérieure omnipotente, mais qui ont un rapport au Christ fort, un rapport d’admiration et de séduction. Et puis il y a aussi sa langue très elliptique, il ne dit pas grande chose notre ami Christ, ce n’est pas un bavard, il fait des trucs, il a de beaux gestes. [il prend un long moment silencieux] nettoyer les pieds, quelle trouvaille quand même…

Voilà pour l’émotionnel, sur le théorique maintenant. Dans le bouquin avec Sean, je tenais l’hypothèse qu’il n’y a pas plus nietzschéen que jésus en termes de dépassement de la morale. Et j’allais sur des trucs comme « Jésus, premier anarchiste de l’histoire » parce qu’il n’y a pas de pensée plus égalitaire que la pensée chrétienne, c’est l’égalitarisme absolu sans nuance aucune, il se trouve qu’elle est dominée par une figure d’autorité absolue qui s’appelle Dieu mais alors les créatures sont absolument égales. Ça finit par faire beaucoup pour moi. C’est-à-dire, pour moi qui suis plutôt nietzschéo-marxiste, je trouve dans le Christ, dans son rapport à la morale notamment, ce truc très anti bourgeois, anti-méritocratique – il suffit de voir comment il considère la femme adultère – je trouve dans cela quelque chose de parfait. C’est pour ça que je me dis que les hard bourgeois catholiques, faudra vraiment qu’ils se tirent au clair un jour, non?

[Cet entretien est paru en intégralité dans le 15ème numéro]


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Paul Piccarreta