Quand on soutient son club de foot depuis 25 ans, toutes les désillusions peuvent arriver . A Gerland, pour les supporters lyonnais, c’est la trahison de trop. Tribune-témoignage d’un déçu des « gones » qui a vu son stade pour la dernière fois samedi dernier…

10 avril 2001. Au stade de Gerland, l’Olympique lyonnais affronte le Football Club de Nantes en demi-finale de Coupe de la ligue. Grandiose affiche, car ces clubs disputent également un haletant sprint vers le titre de champion de France. Sur et autour du terrain, l’affaire est chaude, bouillante même. Peut-être à dix minutes de la fin, le capo du Virage sud « lance un Quinesautepas », c’est-à-dire enjoint le virage de se prendre par les épaules et de sauter en cadence : « Qui ne saute pas n’est pas lyonnais ». Ce vieil air de stade, peut-être né à Milan, est alors un peu en désuétude. Devant le virage, trois remplaçants s’échauffent. Parmi eux, Sidney Govou.

Le voilà qui empoigne ses coéquipiers et leur fait reprendre le chant, eux aussi. Le virage entre en fusion. Le capo du Sud lance encore et encore : « On continue ! Et on va encore les faire sauter ! »

Ils vont sauter si bien en chœur, les virages et les joueurs, qu’ils iront jusqu’au Stade de France, jusqu’à la Coupe, jusqu’à sept titres, jusque si près des ors européens. Ce chant sera, pour toujours, celui du grand OL des années deux mille.

Nous sommes allés jusque-là, ensemble.

Ce chant repris par les joueurs consacrait plus qu’un lien : une fusion. Ces titres n’étaient pas que ceux d’une riche équipe professionnelle : c’étaient aussi les nôtres.

Les liens qui ne libèrent pas

5 décembre 2015. L’Olympique lyonnais affronte le SCO d’Angers pour son dernier match de championnat à Gerland : le prochain aura lieu au « grand stade », un bel objet moderne, planté au fin fond des banlieues Est.

Une dernière fois, les virages veulent tout donner. Le stade est plein. J’en suis. On nous repère aisément, nous les anciens. Revenus une dernière fois dans nos virages, nous avons tous exhumé les vieilles écharpes, les vieux sweats de groupes de supporters dont beaucoup ont aujourd’hui disparu. Même les vieux capos se relaient au perroquet – cette estrade de fortune où le micro a remplacé le mégaphone à piles. « Le Sud » déroule tout son répertoire et surtout les plus anciens, les plus historiques de ses chants. On scande quelques noms de joueurs du siècle dernier. En dépit du match, en dépit du résultat.

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Fin hiver 2004. « Joli petit cramage ».

Oh, j’en avais vu, en vingt-cinq ans et demi à Gerland, de ces matchs où l’équipe court en vain après le score, ces ternes défaites dans le froid humide de l’hiver commençant. Le ballon qui ne voulait pas rentrer. En virage, les chants qui ne « tenaient » pas, qui retombaient au bout d’une minute dans un silence consterné.

Mais cette fois-ci, j’ai vu le lien rompu.

Le virage, les tribunes latérales même pouvaient bien rugir et bondir, les drapeaux se déchaîner. Les joueurs donnèrent tout juste le change un quart d’heure. Ces messieurs sont en conflit avec leur coach, voyez-vous. Et comme le président avait glissé qu’il pourrait le chasser en cas de « der à Gerland ratée »… il ne fallait pas le leur dire deux fois. Rien d’autre ne leur importait.

Club vs « société de spectacles sportifs »

Nous avons déroulé notre match, mais entre eux et nous se dressait une épaisse paroi de verre. Comme si dix ans eussent séparé la tribune, les chants, les capos, les fumigènes même, du triste show offert au même moment par quatorze professionnels du spectacle sportif, démotivés par un conflit interne à leur entreprise. Nous étions là, mais ils ne nous entendaient plus. Nous ne pouvions plus les atteindre. Nous n’appartenions plus au même monde.

Alors, pour la première fois en vingt-cinq ans en tribunes, j’ai pleuré. J’ai pleuré à cause des larmes vues dans les yeux de certains anciens, à cause de ce lâchage honteux, de cette rupture déchirante entre « le club » et « le stade ». Et je suis ressorti en ayant sûrement bien plus mal aux jambes que pas mal de nos joueurs.

Bien sûr, tout au long de ces quinze ans, nous avions souvent eu des doutes. Nous l’avions vu s’éroder dès 2006, ce lien, et péricliter lentement, entre débâcles et recrues désastreuses, entre conflits de groupes et interdits divers en tribunes.

Mais en ce 5 décembre, la porte d’une époque a définitivement claqué. La porte du temps où équipe et public faisaient leur match de leur mieux, et souvent de concert.

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Mai 2004. Mais ça c’était avant…

Mais ça, c’était avan

En ces temps-là, le supporter actif éprouvait, après chaque rencontre, le sentiment d’avoir – bien ou mal – accompli sa part. Il avait donné ce qu’il pouvait, pour que fût galvanisée l’équipe et impressionné l’adversaire. Stars et inconnus pouvaient aller et venir, tous les nouveaux arrivants étaient adoubés de la sorte, revêtaient cette espèce d’âme bizarre et variable que les supporters appellent « les couleurs », et où, il faut bien l’avouer, nous avons tendance à inclure tout ce qui nous convient dans l’histoire d’un club et à rejeter le reste. Comme les « valeurs » en politique alors ? Tout à fait.

Ce dont nous avons constaté le décès à Gerland ce 5 décembre 2015, c’est cela. C’est ce qui faisait d’un club tout autre chose qu’une « société de spectacles sportifs » : l’étendard et le porteur d’un certain projet, d’une histoire, de défis, pour une ville ou même une région – et dans un domaine où l’on ne pouvait, pour une fois, faire de mal à personne.

C’était la possibilité d’un engagement total, parfois exaltant, souvent ingrat, mais une participation collective à quelque chose de plus grand que soi. Futile quant aux buts, mais au fond, affaire d’esthétique pure. Et souvent une rude et belle école du monde associatif.

Le plus beau est que ce n’était pas en vain. Les règlements qui valorisent les buts à l’extérieur le consacrent : entre public et joueurs, il se passe, normalement, quelque chose.

Gerland :  pas mieux avant,  pire maintenant

Le public a lâché, lui aussi. Samedi soir, tant de présents étaient occupés à photographier l’ambiance au lieu d’y contribuer que le capo a dû les rappeler à l’ordre. « Vous voulez une ambiance de malades ? alors c’est à vous de la faire ! » Tout était dit.

C’est fini. L’on nous vend un spectacle et beaucoup ne viennent que le consommer. Le « grand stade » au nom commercial consacrera leur triomphe. Il sera Connecté. Une « passionnante conférence de presse » a promis « une expérience mobile renouvelée » : commandez en tribune votre sandwich, accédez à la TV en ligne et partagez le tout sur les réseaux sociaux ! Tout sera bien. Au lieu de participer, on regardera deux fois : sur les écrans géants, puis sur celui de son smartphone.

On regardera. Deux fois passif. Entre l’équipe et le public, une pluie de dispositifs feront écran.

Le vilain réactionnaire que voilà, qui veut encore nous vendre le passé ! Que voulez-vous : oui, c’était mieux avant non pas parce que c’était avant, mais parce qu’il était possible, même dans le football, de prendre quelques leviers en main, d’agir ensemble, de s’engager et d’influer à sa mesure sur la trajectoire du destin.

Voilà pourquoi il était beau d’être supporter et pourquoi il est si triste d’être spectateur.

Comme « citoyen » en politique alors ?

Tout à fait.

Photos : © Johannes Hermann Tous droits réservés