Peut-être connaissez-vous Dilbert, BD au trait minimaliste qui met aux prises un ingénieur et les absurdités courtelinesques de l’informatique. Chez Dilbert vit un dinosaure, un vrai, avec des écailles et une grosse queue. « Je croyais que les dinosaures avaient tous disparu », s’étonne une fillette. « Non, ils se cachaient seulement. On a trouvé Bob derrière le canapé. »

C’est un peu cette vision de la faune sauvage qu’ont promue, ce dernier mois, les tendres articles sur la « nature qui reprend ses droits » dès que nous avons le dos tourné et laissons la voiture au garage. Chevreuils dans les rues[1], renards au Père-Lachaise, chants d’oiseaux au petit matin : la vie sauvage avait reconquis nos rues en quelques jours ! Certains n’ont pas hésité à s’engouffrer dans la brèche pour contester la crise d’extinction : comme Bob et ses congénères, la faune sauvage n’avait pas disparu, elle se cachait seulement, là où ces imbéciles et charlatans d’écolos alarmistes négligeaient d’aller la chercher !

Ah ! Si seulement, mes amis, si seulement !

S’il est exact qu’on a noté ici et là quelques observations étonnantes, si les parcs et les milieux naturels proches des villes ont vu des bêtes s’aventurer aux heures d’ordinaire réservées aux joggers, le bilan sera certainement moins glorieux.

Avant tout, cessons de fantasmer l’existence de mondes perdus, de réserves secrètes de vie sauvage ayant soudain déversé leur trop-plein quand nous avons tourné les talons. Sondages, comptages, échantillonnages du territoire en matière de faune vertébrée sont trop nombreux et précis. Il reste tout au plus à affiner marginalement la connaissance, mais il n’y a pas d’espace qui ne soit patrouillé par les naturalistes bénévoles ou professionnels,  surtout aux portes de Paris. Réunie sur le site participatif faune-France.org cette connaissance compte plus de vingt millions d’observations pour ces seules deux dernières années, soit une moyenne de trois cent mille par département. Pas une commune n’est sans données. Non, oiseaux et mammifères n’étaient pas « simplement cachés ».

Presque rien à signaler…

Première question, donc : quelle réalité pour cette reconquête ? Il est encore trop tôt pour le dire : il faudra comparer aux années précédentes celles des données qui auront été recueillies de manière comparable. Celles, très nombreuses, collectées par les citoyens invités à observer depuis chez eux dans le cadre de l’opération « Confinés mais aux aguets » sont, méthodologiquement parlant, bien différentes et requerront une analyse ad hoc. Néanmoins, pour ce qui m’est accessible, assavoir : le Rhône, je crains qu’il n’y ait rien à voir. Ni mes collègues ni moi-même (autorisés à titre professionnel à poursuivre nos inventaires et suivis faune) n’avons fait d’observations épiques imputables au confinement général. Ni loup, ni lynx, ni Hibou grand-duc au Grand stade. Les résultats recueillis sur nos sites suivis sur une longue durée sont déplorablement banals, y compris en ville où je comptais ferme recueillir les bénéfices d’un plus grand calme. Même en plein troisième arrondissement de Lyon, c’est à peine si le trafic adouci se traduit par la détection de quelques volatiles de plus, appartenant à des espèces communes qui étaient certainement déjà là, juste inaudibles dans le vacarme des bouchons. Non ! Presque rien à signaler !

Maigre trêve pour les crapauds

Le Rhône n’est certes pas la France et sans nul doute, quelques espèces auront su exploiter l’absence de bipèdes dans leur environnement. Hérissons, crapauds et salamandres ont été protégés de l’écrasement sur les routes par la soudaine interdiction de circuler. Sternes des bords de Loire ou gravelots des plages atlantiques auront pu aventurer quelques nichées (ces espèces pondent au sol à même le sable, sur les grèves et les îlots) sans craindre le chien glouton ou la savate malavisée.

C’est peu. Pour le reste, la faune n’a rien reconquis, car notre emprise sur son milieu ne s’est pas relâchée. Même inactives, nos ZAC ne sont pas redevenues prairies ni marais ; sans péniches, nos fleuves restent canalisés, l’agriculture industrielle étend toujours ses mornes steppes vides de toute vie et nos forêts n’ont pas soudain pris des allures d’Amazonie. La vie sauvage acculée sur ses ultimes lambeaux a tout au plus bénéficié d’un bref armistice. Si gain il y a, il n’est que marginal sans rien changer en profondeur.

S’émerveiller et respecter

Il sera surtout peu durable – second point. Si les amphibiens ont pu rejoindre en paix leurs mares au mois de mars, la nidification n’est pas terminée, il s’en faut, et le déconfinement risque d’amener une ruée sur ces sites étroits, réoccupés in extremis non par une Nature conquérante, mais par quelques nids du frêle Gravelot à collier interrompu ou de la virevoltante Sterne pierregarin. D’où l’appel à l’extrême prudence de la LPO, qu’il convient de relayer ici : s’émerveiller oui, mais tout en respectant la faune et la flore (cliquez et vous saurez à quoi ressemble donc ce mystérieux Gravelot à collier interrompu !) Il existe un risque considérable que le déconfinement anéantisse en quelques jours les maigres bénéfices, si notre désir de verdure ne se fait pas responsable.

S’émerveiller ! Ne sera-ce pas là le vrai fruit du temps de confinement pour la nature ? Au-delà du bilan d’une courte suspension d’armes, nos concitoyens ont été nombreux à découvrir le chant du merle ou du rougequeue, les cabrioles des martinets dans le ciel bleu de la banlieue, les splendeurs d’un simple paon du jour au jardin. Quelque enjolivée que soit leur acception du phénomène, s’ils ont compris que la vie sauvage n’est pas tout à fait morte, qu’il y a même tout près d’eux quelques vies qui méritent d’être préservées, s’ils ont préféré les herbes folles et les fleurs au gazon coupé ras, tout ne sera pas perdu.

Demain, le monde d’avant va reprendre sa poigne. « Il n’y a rien à remettre en question », a tempêté le président. Vouloir prendre soin de ces bouts de nature serait extrémiste et antirépublicain ! Alors, si le souvenir du chant du merle motive de ci, de là, un citoyen à refuser la reprise du massacre, à réclamer moins de tontes, à s’opposer à l’énième ZAC au milieu d’une prairie pleine d’espèces protégées, s’il en est de ci, de là, pour qui défendre la nature a pris une forme concrète et consistante, alors, oui, la nature peut espérer se voir restituer un petit peu de ce qu’elle a perdu. Déjà, cesser de perdre, ce serait un résultat fantastique.


[1] En mars, il n’est pas rare que les chevreuils affamés par l’hiver se montrent en plein jour pour traquer les premières feuilles. Il arrive aussi que les bourgeons gorgés de sève sucrée qu’ils dévorent fermentent dans leur estomac et les enivrent. On les voit alors faire absolument n’importe quoi, notamment s’égarer en ville. Le début du confinement ayant coïncidé avec la période classique de ces errances, je me demande s’il ne faut pas voir là une bonne part de l’origine du mythe.