Le lien amoureux est-il le propre  de l’homme ? Chez l’homme comme chez la bête, l’être « aimé » n’est ni un clone, ni un être générique et abstrait. Leçons d’amour de nos amies les bêtes. Ou quand Docteur Love est une oie cendrée.

Le lien amoureux est-il le propre de l’homme ? Certes pas. La proverbiale fidélité des oies ou des corbeaux n’a rien d’un mythe. Les oiseaux illustrent à eux seuls la variété et la complexité des liens entre individus précis, qui peuvent exister au sein d’une même classe animale. Tout existe, de moins l’infini à plus l’infini. Les hirondelles de nos granges sont si peu physionomistes qu’on a vu des couples fils-mère ou frère-sœur. Les bihoreaux, étranges hérons nocturnes des bois marécageux, incarnent le cas très courant de la « bande anonyme » : quoique grégaires, les oiseaux ne se reconnaissent pas entre eux, même au sein de la colonie, et gaspillent de l’énergie à enguirlander sans cesse les voisins, pris à chaque fois pour des intrus. à l’autre bout de l’échelle, l’oie cendrée ou l’épervier nouent avec leur conjoint (ainsi que, chez l’oie, avec leur troupe) des liens durables et profonds. Du travail des éthologues comme Konrad Lorenz, retenons que l’amour, le lien durable entre deux congénères, dépend de la capacité à reconnaître l’autre en tant qu’individu, semblable mais distinct de soi-même, et aussi qu’il est un descendant de l’agression. Curieux ! Pourtant, l’étude de son histoire est formelle. « L’agression intraspécifique est plus ancienne de millions d’années que l’attachement personnel et l’amour. Nous ne connaissons d’amour que chez les téléostéens [les poissons osseux, soit 99,8 % des espèces actuelles de poissons], les oiseaux et les mammifères(…) Il existe bien une agression sans son antipode, l’amour. Mais à l’inverse, il n’existe pas d’amour sans agression » [au sein d’une même espèce s’entend]. Que nous enseigne cette découverte ?

Roule ma poule

L’agression intraspécifique (entre congénères) chez l’animal nous évoque de sanglantes empoignades entre taureaux furieux. La plupart du temps, il n’en est rien. Ce qu’on appelle ici agression est ce qui pousse un animal à ne pas tolérer son congénère en-deçà d’une ligne rouge. C’est l’instinct qui force les individus à se repousser les uns les autres, jusqu’à une distance de sécurité qui correspond au territoire nécessaire à chacun, ou chaque couple. L’agression « désagglutine » les individus, les empêche de rester en masses amorphes et immobiles ; elle les pousse à se répartir espace et ressources, et donc à conquérir le monde. Elle n’impose pas de se sauter à la gorge pour un duel à mort. Nos cousins à poils, plumes ou nageoires ont développé force rituels pour trancher les conflits sans faire couler le sang. Postures menaçantes, bonds, poursuites, nageoires multicolores agitées en étendard, vociférations jouent le même rôle que nos hakas, rutilants uniformes, étendards, tweets de Donald Trump et gros missiles : montrer ses armes pour ne pas s’en servir (un mauvais coup est vite arrivé). Aujourd’hui, l’agression demeure l’interaction sociale la plus archaïque, la plus ancrée. Nous ne pouvons pas l’extirper et le ferions-nous, que nous perdrions gros. Une étude fine des comportements humains montre, souvent, l’instinct d’agression dans ses sources. L’agression n’est pas « le mal » : c’est un feu, qui peut brûler, ou forger. Les plus hauts actes de l’âme humaine ne sont pas l’agression niée, mais l’agression abréagie, sublimée, transfigurée. sans elle, pas d’engagements, pas de militants, rien qui vaille le sacrifice. Pas de rire, non plus, qui s’exerce toujours aux dépens de quelqu’un, y compris de soi. Surtout, pas d’amour. seuls sont capables d’amour les animaux qui savent se reconnaître « personnellement », et chez ceux-là, l’attachement individuel est d’autant plus vif que le niveau d’agression intraspécifique est fort. Lorsqu’il est faible, c’est le troupeau d’êtres sans nom et sans visage, qui ne peuvent ni se distinguer, ni trier, ni choisir « l’élu de leur cœur ».

 Amour « jaloux » du poisson corallien, fidélité à vie des grands corbeaux, chaque espèce a poussé, dans cette voie, aussi loin qu’elle en tirait des avantages pour  la survie.

Enfin, chez les oies, les grues, les singes, et chez nous, les rituels de lien au sein du couple étaient à l’origine des parades belliqueuses. Dérivées, réorientées, elles sont devenues rites d’apprivoisement de l’autre, nouant ainsi des liens d’un genre nouveau. Amour « jaloux » du poisson corallien qui défend à la fois compagne et territoire, fidélité à vie des grands corbeaux, complexe société de la meute de loups, chaque espèce a poussé, dans cette voie, aussi loin qu’elle en tirait des avantages pour la survie. Cette vie sociale élaborée n’a fait que croître et se complexifier encore. Notre amour humain est né là, des expériences animales qui ont montré que reconnaître son vis à-vis comme un autre soi-même et comme un être unique ouvrait la voie d’une vie nouvelle. Chez la bête comme chez l’homme, l’être aimé n’est ni notre clone, ni un être générique et abstrait : « parce que c’est lui, parce que c’est moi ». N’est-ce pas aussi ce qu’en dit la Genèse, à travers Adam qui ne trouvait pas, chez les bêtes sauvages, « d’aide qui lui fût assortie », et qui s’exclama « ce coup-ci, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair », devant la femme, qui n’était pas sa copie, mais un être nouveau ?


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