Objet anthropologique par excellence, le travail oscille entre conquête sociale et requête capitaliste. Dignité versus rentabilité. Si le match semblait peu ou prou équilibré au siècle dernier, la rencontre bascule au XXIème. L’allongement du temps de travail, tant au quotidien par sa digitalisation qu’à l’échelle d’une vie par le financement du régime des retraites, grignote petit à petit nos vies. Face à ces mutations, le sociologue Bernard Friot et la doctorante en philosophie Fanny Lederlin refont le match et y opposent une vision décente du travail. Extrait. 

PROPOS RECUEILLIS PAR BLANDINE DOAZAN – ILLUSTRATIONS DE CHARLOTTE GUITARD POUR LIMITE

Le mot travail est un mot fourre- tout. Quelle définition lui donner aujourd’hui ? Que représente-t-il ?

Bernard Friot: Le travail est la partie de l’activité qui est réputée productrice de valeur économique. Les humains sont actifs la plus grande partie de leur vie éveillée. Mais cette activité ne devient travail que lorsqu’une mobilisation spéci que de la science, de la technologie, de l’organisation assume ce que le genre humain est en capacité de faire sans commune mesure avec les autres espèces : comprendre et faire advenir consciemment l’inouï dont les interactions du vivant sont porteuses.
Cette utilité sociale du travail passe au second plan, quand elle n’est pas ignorée, dans nos sociétés marquées par un travail capitaliste. Car celui-ci produit de la valeur pour la valeur, pour mettre en valeur du capital, indépendamment de la valeur d’usage. Mais cette folie, tant anthropologique qu’écologique, n’épuise pas la réalité du travail. Une partie de la valeur, qu’elle soit non marchande (production d’éducation, de transports gratuits, etc) ou marchande (sécurité sociale des soins de santé, coopératives gérées par leurs salariés), échappe à la logique capitaliste dans le mouvement très contradictoire de passage au communisme qui marque nos sociétés.

Fanny Lederlin: Il existe en effet plusieurs façons de définir le travail. Dans Troubles dans le travail (2021), la sociologue Marie-Anne Dujarier fait la généalogie de cette catégorie de pensée qui désigne aussi bien l’effort physique rémunéré d’un paysan ou d’un ouvrier que l’encadrement et la surveillance du travail des autres – activité dévolue aux « cadres » d’entreprise et rémunérée elle aussi (mieux que la première, en général) -, mais aussi la production intellectuelle ou artistique, les tâches domestiques (non rémunérées) et jusqu’au fait de mettre au monde (puisqu’on parle du «travail» de l’accouchement). En ce qui me concerne, je me réfère volontiers à la typologie d’Hannah Arendt qui, dans Condition de l’homme moderne (1958), distingue trois types d’activité : l’œuvre, c’est-à-dire la production d’objets – routes, maisons, meubles, etc. – qui conditionnent notre rapport au monde ; le travail (en anglais labour), c’est-à-dire à une forme d’activité cyclique sans cesse recommencée qui conditionne le rapport humain à la vie biologique ; et en n l’action, qui est une activité sociale et politique qui conditionne notre rapport aux autres. Pour moi le « travail » dans le sens plein du terme devrait pouvoir réunir ces trois activités.

« Avec le télétravail, on assiste à une indifférenciation entre les différentes temporalités existentielles. Non sans conséquences sociale et psychiques »

Fanny Lederlin

Le travail s’immisce dorénavant dans la vie personnelle. La frontière entre le temps de travail et le temps personnel devient poreuse. Allons-nous vers un éclatement du temps de travail ?

Fanny Lederlin: En effet, ce qui a été observé depuis que le télétravail s’est généralisé – cette modalité de travail concernait 7 % des en France avant 2020, et 40 % aujourd’hui -, c’est un élargissement de l’amplitude horaire : les télétravailleurs commencent à travailler plus tôt le matin et terminent plus tard le soir. Ce qui ne veut pas forcément dire qu’ils travaillent plus dans la journée (le télétravail permettant de faire plus de pauses, par exemple), ni que la productivité a augmenté (les études sont contradictoires sur le sujet), mais cela veut dire que le travail est « présent » dans la journée bien plus longtemps qu’avant, ne serait-ce qu’à l’esprit du travailleur. En fait, il n’y a plus de rupture nette entre le temps consacré au travail et le temps privé, le « temps de vie ». Avec le télétravail, on assiste à une indifférenciation entre les différentes temporalités existentielles. Non sans…

La suite de l’entretien est disponible dans la revue Limite n°26 « Débranchez le progrès » à retrouver en kiosque. 98p. 12€