Grégoire : « Lui c’est moi, moi c’est lui »

Il m’accompagne partout. On boit des canons ensemble, on se réserve des restaurants aux chandelles, des soirées cinémas, on part en voyage. Chaque fois que je le regarde, je me perds dans ses lignes, ses formes si particulières, semblables à mille petits yeux qui me scrutent et gentiment me surveillent. Lui, c’est moi. Moi, c’est lui. Il est ma garantie de pouvoir vivre sereinement, mon alter ego, mon double, mon identité sociale. À ses côtés, je gagne le respect de ceux qui m’entourent et que je ne connais pas. À ses côtés, je deviens sain aux yeux des autres. Lui, c’est mon Passe QR. Du moins, c’est celui que j’utilise, car il se dit qu’on peut simuler en avoir un. Mais de cela, vous n’en saurez rien, c’est ma vie privée. Cela ne nous regarde pas.

Antonin : « Même les loubards n’y résistent pas »

Terrasse d’un café, Annecy, août 2021, 16h23. Quatre motards sont attablés, apparemment pour des retrouvailles. De vrais motards, de cuir vêtus, barbus. Impressionnants, à la limite de faire peur. Mais, comme souvent, les apparences sont trompeuses : ils commandent des perriers et un Monaco, et s’exécutent comme des agneaux lorsque la serveuse leur demande leur passe sanitaire. Ils sortent leurs petits papiers froissés, sur lesquels figurent les précieux QR code. La serveuse scanne les papiers. Et là c’est le drame :

  • « Désolé madame, dit-elle à la seule femme du groupe, mais votre test PCR a plus de 48h. Je ne peux pas vous laisser rester. Votre passe n’est plus valide.
  • Mais enfin, c’est pas possible, je l’ai fait avant-hier ! 
  • Oui, avant-hier à 16h, il est 16h25 là… »

Mine dépitée des loubards, mais ton toujours cordial. « Vous êtes surs qu’il n’y a pas moyen de s’arranger ? On prend juste un petit verre et on s’en va. »

Pas moyen, la serveuse ne veut pas prendre de risque. Elle a peur. « Vous comprenez, si on est contrôlés en ayant servi quelqu’un qui n’a pas son passe, on doit fermer ! ». Sans broncher, les camarades se lèvent et partent, l’air triste, à la recherche d’une bonne âme qui voudra bien les accueillir. Plus de place pour les relations humaines, ni pour le dialogue. C’est la loi du scanner. Bip vert tu rentres, bip rouge tu sors. 

Alice : « On vit une putain de dystopie technologique »

Grande rêveuse, mes nuits récentes se rapprochent davantage de la science fiction que de la comédie romantique. Rien n’est plus invraisemblable, l’impensable d’hier devient, en quelques jours, réalité. Ce que nous vivons avec le passe sanitaire nous aurait bien paru dystopique quelques années auparavant. Outre les entraves juridiques (entrave à la liberté individuelle, piétinement du principe d’égalité), l’outil, qui voudrait se faire anodin, entérine ce que plusieurs dénonçaient dans l’avènement d’une société humaine vendue à la technique. Des termes fondamentaux, vidés de sens, sont repris au compte même de la mesure : la « république » devient un outil de contrôle social, la « liberté » est celle de dérouler son carnet vaccinal au premier agent venu, la « fraternité » enfin, loin d’une charité gratuite et inconditionnelle, prend l’habit du riche apeuré, sauvant ses intérêts et pressé de « retrouver la vie d’avant ». Parachèvement d’un discours bien ficelé pour dénoncer ceux qui ne s’y soumettraient pas, la « nation » est évoquée, s’éloignant de sa définition d’un peuple, seul détenteur légitime de la souveraineté, et adoptant celle d’une masse uniforme d’individus, à la merci des sautes d’humeurs d’un seul. Alors je pense au bon Charles, dont les avertissements ne semblent plus qu’un écho lointain : « Faire de la politique et la nommer politique, c’est bien. Faire de la politique et la nommer mystique, prendre de la mystique et en faire de la politique, c’est un détournement inexplicable »[1]

Hakim : « Le passe, c’est la hchouma »

L’opposition au passe sanitaire suit la même dynamique que celle entrevue pendant les Gilets jaunes. Plus vous êtes jeunes, plus vous sympathisez avec les opposants. Et plus vous êtes aisé, plus vous trouvez que les opposants sont des tarés. Les enquêtes se suivent et se ressemblent. Il faut voir avec quel sentiment de supériorité les convaincus du QRCode prennent les réticents pour des demeurés. « Ça prend trois secondes à montrer, ça ne m’a pas tué ». Comme s’il s’agissait d’un problème de temps et d’organisation. Il est possible qu’on assiste a une nouvelle forme de « honte prométhéenne », telle que Günther Anders la décrivait. « La honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même crée. » Pour cacher sa honte d’avoir des droits que d’autres n’ont pas, on surjoue la fierté. J’ai mon « pass », c’est la honte, il faut pas qu’on voit que j’ai honte, alors je surjoue la win. On a tous dans son entourage une personne contente de montrer son passe trois fois par jour. Elle est heureuse d’être passée du côté du « monde fantôme », où tout est safe. Moi je dis, qu’on ait son QR code ou pas, n’ayons pas honte d’avoir honte. C’est bien normal, ça veut dire qu’on est encore humain. 

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[1] Charles Péguy, Notre jeunesse