Historien et journaliste, auteur d’un dictionnaire des intellectuels et de nombreux ouvrages sur l’histoire des idées ou, plus récemment, d’un échange épistolaire avec Jean-Claude Michéa sur la gauche et le peuple, Jacques Julliard est une figure incontournable de notre vie intellectuelle. Début 2019, il acceptait volontiers de nous recevoir chez lui, dans le sud de Paris. Entouré d’une bibliothèque qui, du garage au séjour, tapisse les murs de sa propriété, Jacques Julliard s’attelait avec passion et solennité à répondre à nos questions, fidèle à ses grands maîtres – Bernanos bien sûr, mais aussi Pascal, Péguy, Simone Weil; la foi dans la culture pour drapeau, l’exigence de vérité pour parti.

Propos recueillis par Max-Erwann Gastineau / Illustrations de Bertille Mennesson 

Vous écrivez depuis de nombreuses années sur l’histoire des intellectuels. Comment les définir ?

Le mot intellectuel désigne deux choses différentes. Au sens large du terme, c’est une couche sociale en expansion. Dans un article paru à la fin du XIXème siècle sur les professions intellectuelles, Karl Kautski explique que le capitalisme a opéré une division des tâches, entre d’un côté ceux qui exercent les fonctions d’invention, de conception, et de l’autre ceux qui exercent des fonctions manuelles, d’exécution. Ce qu’observe très justement Kautski, c’est l’expansion d’un groupe, petit au départ et qui au fur et à mesure du développement industriel s’est accru. Il ne faut jamais oublier ça, car lorsqu’on parle des intellectuels comme d’un petit groupe au sein duquel le nombre n’importe pas – où ce serait plutôt la qualité de chacun qui compte ; la personnalité, l’individualité -, c’est à l’intérieur d’un champ beaucoup plus large.

En France, à la fin du XIXème siècle, on compte plusieurs centaines de milliers d’ « intellectuels » ( dans la définition large de Kautski), c’est-à-dire de personnes ne travaillant pas de leurs mains, occupant des fonctions symboliques, dans l’enseignement, le journalisme, l’édition mais aussi la recherche, l’industrie, la distribution.

Au sens qu’a pris le mot « intellectuel » aujourd’hui, celui d’une petite somme d’individualités qui s’affirment en surplomb de la société, pour discourir et nourrir le rapport de leurs contemporains au monde, on s’accorde en général pour dire qu’il a été lui aussi inventé à la fin du XIXème siècle, et plus précisément en 1898, à partir du Manifeste des intellectuels en faveur de la révision du procès du Capitaine Dreyfus. Or il est employé bien avant ! Saint-Simon l’utilise dans un texte de 1821 pour développer l’idée d’une alliance organique entre ceux qu’il appelle les « industriels » (ou « industrieux ») et les « intellectuels »…

Pour lui, l’intellectuel est consubstantiel à la société nouvelle (moderne, industrielle) et donc fondamentalement distinct des classes dirigeantes  anciennes pour lesquelles il a, sinon du mépris, du moins de la condescendance.

Un parti réunissant les « industriels » et les « intellectuels » … Saint-Simon a donc inventé le parti des élites, le « gouvernement des meilleurs » ?

Au meilleur sens du terme, la technocratie, c’est à dire le gouvernement par les plus compétents, et non plus les mieux- nés ! J’ajoute que pour lui, les ouvriers, les cadres, les techniciens font partie de ceux qu’il appelle « les industriels ».

Le mot a également cheminé jusque dans les écrits de Balzac. En 1835, il écrit à Madame Hanska pour lui dire qu’il aimerait créer un groupe réunissant les « intelligentiels » : « Je pense à [nous] faire appeler le parti des intelligentiels, nom qui prête peu à la plaisanterie, et qui constituerait un parti auquel on serait flatté d’appartenir. Chef de ceci, en France, cela vaut la peine qu’on y pense. […] Rien ne résisterait à cette ligue armée », écrit-il, la plume sortie du fourreau pour appeler à desserrer l’étreinte du pouvoir politique alors en place sous la Monarchie de Juillet. Ce « parti intelligentiel » cher à Balzac réunit les intellectuels, au sens où on entend le mot aujourd’hui, et le monde de l’édition, des revues.   « Un parti auquel on serait flatté d’appartenir » :depuis les origines, intellectuel n’est pas seulement un mot de la sociologie, il a une connotation tantôt péjorative, tantôt méliorative, et parfois les deux, comme chez Sartre…

Régulièrement, on parle de « crise des intellectuels », on diagnostique la « disparition des intellectuels », on regrette le « silence des intellectuels »… où en est-on aujourd’hui ?

Tout le monde parle en effet de crise, de disparition, de silence… Tout le monde regrette Zola, l’époque de Sartre… mais on n’a jamais consommé de l’intellectuel autant qu’à notre époque ! Quantitativement du moins. Dans le monde de la presse, des revues, de l’édition… partout, dès qu’un problème se pose, un seul numéro s’affiche ; celui des intellectuels. Une crise au Venezuela ? Tiens ! faisons un sujet : « les intellectuels et le Venezuela ». Plus le nombre de chaînes d’information s’accroît, plus on débat, plus on cherche et on trouve des intellectuels. Il est d’ailleurs plus facile d’organiser des débats que de réaliser des enquêtes, cela coûte moins cher !

On remarque tout de même une grande mutation de l’intellectuel ! Les grands esprits universalistes, transcendant les disciplines, ont cédé le pas aux « intellectuels spécifiques », comme disait Foucault.

Certes, et c’est une nouveauté ! On observe de plus en plus d’intellectuels spécialisés au sein du champ intellectuel. Mais il existe toujours des intellectuels généralistes. Ils sont simplement moins prestigieux que jadis. Après la génération Sartre à gauche, Aron à droite… après la génération Derrida, Althusser, Foucault… il y a eu la période Bourdieu, qui fait un peu la suture avec l’époque suivante : l’ère des spécialistes… et depuis, aucun intellectuel n’a eu en effet la royauté qu’a pu avoir tel de  ses prédécesseurs. Cela ne signifie pas qu’ils sont moins influents. Sartre faisait rayonner le nom de la France, mais il était sans influence sur ses gouvernements. Bernard-Henri Lévy a eu plus d’influence sur la politique étrangère française que les grands intellectuels de l’ère dite « existentialiste ».

Lors de la dernière campagne présidentielle, les intellectuels ont paru effacés, en retrait…

Je crois que cela est dû au fait que le débat intellectuel n’est plus indexé sur le clivage gauche-droite. Ce clivage historique électrisait les échanges, polarisait les antagonismes, réveillait les imaginaires, et donc stimulait les débats théoriques.

J’ai longtemps pour ma part espéré vivre une période où je n’aurais plus à me définir par rapport à ce clivage. Et bien je pense que nous y sommes ! Cette époque est presque arrivée.

Pourtant le débat continue ! les antagonismes, les débats, les idées, les invectives, les barricades n’ont pas disparu…

Le clivage gauche-droite ne disparaîtra jamais vraiment de la politique, car il est fondateur de la démocratie ; pour autant que la démocratie repose sur l’alternance…  Toute société a une gauche et a une droite. Réunissez une assemblée de co-locataires d’un immeuble. Vous verrez bientôt affleurer un clivage à connotation idéologique ! Macron a cependant enrichi le débat en montrant que ce critère était contrarié, contesté, coupé de manière orthogonale par l’autre grand clivage entre progressistes et conservateurs.

Que revêt ce clivage ?

Il y a ceux qui pensent que l’histoire a un sens, et aspirent à le suivre, et ceux qui se demandent où nous allons, et qui cherchent un sens. Il y a ceux dont la certitude est qu’il existe une dynamique de l’histoire, sans toujours en connaître les aboutissants, et ceux qui, au fond, restent attachés à des positions plus fondamentales, qu’on pourrait qualifier de « conservateurs », bien que peu d’intellectuels avouent l’être.

« Il y a ceux qui pensent que l’histoire a un sens, et aspirent à le suivre, et ceux qui se demandent où nous allons, et qui cherchent un sens. »

Macron a donc raison ! Le vrai clivage se situe entre les conservateurs et les progressistes ?

Ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est qu’il s’avoue. 

Le mot « conservateur » est désormais au cœur de la pensée de beaucoup d’intellectuels, notamment de droite, mais aussi de gauche. Le fait que la gauche ait intégré en son sein un parti dont le programme est d’empêcher la destruction de la nature – je veux parler bien sûr de l’écologie – le prouve. Il est fondamentalement conservateur, et c’est très bien ainsi !

Ce « pôle conservateur » a toujours existé. Il est juste aujourd’hui en train de s’affirmer, à travers l’écologie, mais pas exclusivement. On le perçoit également à travers une certaine vision du peuple ; pour qui le peuple serait, au fond, une masse stable, attachée à un certain nombre de symboles, d’habitudes, de coutumes, de valeurs, bousculées par la mondialisation et le progrès technique… Cette vision du peuple correspond pour partie au mouvement des gilets jaunes.

En résumé, je dirai donc que l’écologie et un certain « populisme » constituent les deux jambes de ce « nouveau » conservatisme transcendant le clivage gauche-droite et s’opposant au progressisme ; à l’idée — très présent à la Libération avec les marxistes mais aussi des socialistes, des chrétiens— selon laquelle l’Histoire ne serait que le déroulé d’un vaste mouvement tendant vers l’émancipation du genre humain, la reconnaissance de l’homme par l’homme.

Un autre clivage a vu le jour avec les gilets jaunes : celui opposant « France d’en haut » et « France d’en bas ». Ce clivage a cristallisé autour du rejet des médias. Que nous dit ce rejet du rapport entre le citoyen lambda et l’ « expert », l’homme qualifié pour analyser et tenir un discours sur la cité ?

Aux origines des mouvements populistes, il y a toujours une critique des intellectuels. Et l’intellectuel aujourd’hui, par excellence, c’est le journaliste ; celui qui donne l’information et qui la commente. Cette critique contient son lot de méfiances, de complots… qu’il faut savoir combattre, car contrairement à ce que les gens croient, l’information, ce n’est pas quelque chose de facile à obtenir ! La pensée naïve s’imagine qu’on ramasse l’information comme des framboises le long d’un chemin. C’est faux ! L’élaboration de l’information demande une délibération, une enquête, des moyens, une formation… Les gens croient que la réalité s’impose d’elle-même et que les médias, manipulés qu’ils sont par les puissants, refuseraient d’en rendre compte. Je ne dis pas que les manipulations n’existent pas. Il n’y en a jamais eu autant.  Mais tâchons de raison garder, et souvenons-nous de ce que disait Alain : « il faut être bien savant pour saisir un fait. » Pour lire le réel, il faut toujours, au préalable, savoir chausser des lunettes. On ne peut pas faire comme si un fait s’imposait à chacun de nous de la même manière. Les faits résistent aux désirs de simplification. Les lire pour les dire, c’est forcément accepter d’intégrer un prisme, baisser la tête, s’incliner avec humilité devant nos limites…

L’objectivité n’existe pas, très bien. Mais qu’est-ce donc que le « fact checking », sinon une manière d’opposer l’objectivité du fait à la subjectivité de l’interprétation ?

Il y a en effet un paradoxe. D’un côté, on rappelle que l’information passe toujours par un filtre interprétatif, et  donc  que le journaliste ne saurait y échapper.  De l’autre, avec le « fact checking », on oppose les faits à des interprétations, comme si elles étaient par essence jugées illégitimes. Je pense que le « fact checking », le développement des « décodeurs » est une conséquence de la suspicion qui pèse aujourd’hui sur l’information ; une tentative de dépasser le caractère nécessairement subjectif du recueil et de la transmission de toute information.

On range souvent le complot du côté de l’irrationnel. N’est-il pas au contraire le produit d’une effrayante rationalité, la conséquence d’un désir fou de tout comprendre, comme si tout pouvait être passé au peigne fin de la logique ?

Il n’y a rien de plus insupportable à la pensée humaine que de se résoudre à l’idée que certaines choses, demeurent, au moins pour un temps, inexplicables. Or, l’esprit scientifique consiste à admettre qu’on ne peut pas tout expliquer, part du refus de l’idée d’une cause première à tout ; autrement dit : Dieu. Lorsqu’une pomme tombe par terre, Dieu n’en est pas la cause. Il n’y pas de dieu de la chute des corps.

Il faut se garder de l’impatience de croire que tout pourrait être expliqué et décrit aussi clairement que sur une notice. Le complot ne relève pas du désir de comprendre, mais d’une forme d’arrogance. C’est une interprétation cachée. C’est une révolte naïve contre la finitude du monde connaissable.

« Ecartés des responsabilités, les intellectuels n’ont pu exercer leur art qu’au sein d’un seul et unique ministère : le ministère de l’opinion publique. »

 L’esprit scientifique écarte, par principe, tout ce qui n’a pas été démontré, validé empiriquement. Rassasié de statistiques et d’études, ne manquons-nous pas aujourd’hui d’interprètes, de penseurs pour donner du sens, y compris au plus plat ressenti des gens ordinaires ?

Le rôle de l’intellectuel par rapport au scientifique est, en effet, de poser des questions qui n’ont pas de réponses. Et de dire : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de réponse que ce n’est pas une vraie question. Il y a des choses qu’on écarte un peu vite d’un revers de la main, qui relèvent de l’auto-suggestion ou du spiritisme, de « fausses sciences » mais dont on s’aperçoit parfois, après coup, qu’il s’agit de vrais phénomènes que par paresse ou par dogmatisme la science refuse de prendre en compte. Le scientifique est par définition hostile au ressenti. Pourtant, il existe. Il est une dimension importante de la nature humaine.  Bien que dépourvu d’instruments de vérification, le ressenti des gens doit entrer dans la balance lorsque nous prétendons analyser les problématiques de fond qui travaillent les sociétés humaines.

Pourquoi ce défaut de prise en compte du diagnostic porté par les classes populaires sur leur propre condition d’existence dans les grands médias ?

Je tiens tout d’abord à dénoncer un mauvais procès fait à la presse. Il n’y a pas d’uniformité du commentaire journalistique ou éditorialiste. Le pluralisme existe dans la presse de nos sociétés libérales. En revanche, le commentaire des éditorialistes souffre d’un défaut majeur : l’absence d’auto-critique. Cette arrogance, ce détachement vis-à-vis du réel, cette « irresponsabilité » trouve sa source dans notre histoire. Elle tient au fait que les intellectuels ont été longtemps tenus écartés du pouvoir, qu’il fut monarchique sous l’Ancien régime ou républicain. Ecartés des responsabilités, les intellectuels n’ont pu exercer leur art qu’au sein d’un seul et unique ministère : le ministère des masses, autrement dit de l’opinion publique. C’est du reste l’analyse que donne Tocqueville en guise d’explication à l’avènement de la Révolution française. En laissant les intellectuels en tête à tête avec le peuple, le pouvoir s’est donné les verges pour se faire battre.

Dans ce monde de défiance, le rôle de l’intellectuel chrétien n’est-il pas de jeter des ponts entre la vie concrète des gens et la pensée ?

Je ne sais pas si l’intellectuel chrétien, pour autant qu’il en existe encore en tant que tel, puisse tenir un rôle. Mais il est le seul capable de faire germer dans les esprits l’idée d’une véritable remise en cause du monde dans lequel nous vivons. Le seul adversaire solide et durable de la société de consommation, de la société matérielle et matérialiste dans laquelle nous vivons, c’est lui. Dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, presque plus personne ne remet en cause  dans son principe même le primat de la technique et la nécessité d’accroître sans cesse la richesse. Même chez les gens qui continuent de se réclamer de l’idée socialiste il n’y a de véritables critiques des fins de la société matérielle. Il n’y a que les écologistes qui, d’une certaine manière, se rapprochent de l’intellectuel chrétien.

« l’intellectuel chrétien est le seul capable de faire germer dans les esprits l’idée d’une véritable remise en cause du monde dans lequel nous vivons. »

Que nous disent les écologistes au fond ? Que nous n’avons pas créé la nature, qu’elle ne nous appartient pas mais que nous devons en prendre soin, la respecter en elle-même, pour ce qu’elle est. Une telle pensée prend le contrepied de la pensée libérale et marxiste, et d’une certaine pensée chrétienne ; celle de Saint-Paul, qui disait : « le monde est à vous,  vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu. »  Il y a eu une vision technologique propre au Christianisme. Nombre d’historiens des techniques l’ont montré. Sans la pensée chrétienne, nous ne serions pas passés du monde de la science au monde de la technique, du monde de l’analyse empirique au monde de la transformation raisonnée de la nature.

Ce n’est que dans un deuxième temps qu’une pensée plus « réaliste », inspirée par Aristote et Saint-Thomas, se délestant du progressisme platonicien, va se développer pour redonner ses droits à la nature, au Donné. Longtemps du côté du progressisme, la pensée chrétienne s’est donc déplacée. Elle tend désormais à rappeler les droits du donné sur le construit, de la nature sur la culture, du divin sur l’humain… prenant à rebours l’ivresse du construit dans lequel continue de baigner le progressisme, non sans une certaine influence. Prenez la différence des sexes. Que dit la pensée progressiste ? Que le sexe n’est pas un reçu de la nature, mais une pure construction sociale, et donc un matériau malléable. Cette pensée est l’héritière du scientisme rationaliste qui fait de l’homme le maître et possesseur absolu de la nature ; l’acteur d’une transformation sans limite de son environnement, et de lui-même. C’est le vertige prométhéen.

L’homme n’est-il pas condamné à se voir d’autant plus libre qu’il transforme la nature, le donné ?

Pour ma part, je pense que l’homme a reçu sa nature de Dieu, non pas pour en faire un mauvais usage ou pour l’abolir, mais pour l’améliorer. Et force est de constater que marxisme, libéralisme et christianisme, toutes les grandes familles intellectuelles de l’Occident, ont convergé dans ce sens. C’est la prise de conscience écologique qui produit aujourd’hui un effet rétroactif sur toutes les grandes pensées de l’Occident, les oblige à se repenser.

Comme je l’ai dit précédemment, la pensée chrétienne elle-même évolue, même si, d’une certaine façon, elle demeure du côté du progrès. Et ce pour une raison simple, spécifique au christianisme : la place qu’elle accorde à l’homme. Le christianisme fait la coupure entre l’homme, fait à l’image de Dieu, et la nature, qui lui a été donnée. Ce qui ne veut pas dire que la nature doit être méprisée, mais jamais le christianisme n’acceptera – c’est ma conviction – l’idée d’une continuité absolue des espèces (entre l’homme et l’animal par exemple). L’homme est un être spécifique. Dès lors qu’il l’est et que la nature lui a été donnée, se pose la question du « que faire ? » Que faire de la nature ? On connaissait la réponse de Descartes. On connaît désormais la réponse des écologistes.

La pensée chrétienne entre en résonance avec la question écologique, mais manque paradoxalement de grands intellectuels, disiez-vous…

Le grand mouvement de déchristianisation de la France, qui a probablement commencé à la fin du XIXème siècle, et qui a déferlé tout au long du XXème , s’est accompagné d’un phénomène allant en sens inverse : l’invention d’une littérature chrétienne. Quand la France était en chrétienté les écrivains n’étaient pas « chrétiens ». Cela allait de soi ! Corneille était jésuite. Racine janséniste. Tous deux étaient évidemment chrétiens ! C’est lorsque le monde européen a cessé d’être chrétien que s’est posée la question d’une littérature chrétienne. On a vu autour de Léon Bloy, de Barbey d’Aurevilly… tout un milieu, une matrice proprement chrétienne qui n’existait pas autrefois en tant que tel s’affirmer et donner ces immenses écrivains que furent Péguy, Claudel, Simone Weil, Bernanos, Mauriac…

Que serions-nous sans eux ? La littérature non-chrétienne en ce début de XXème siècle, hormis Proust et quelques poètes (Apollinaire, Aragon…), était bien fade. Ecoutez Claudel dire de Gide : « il croit être simple parce qu’il est plat. Il croit être classique parce qu’il est blafard. C’est un clair de lune sur un dépôt de mendicité » … quelle verve, quel souffle ! Malgré leurs différences, ils avaient tous en commun cette extraordinaire floraison stylistique, ce flamboiement de la langue…

Le style simplement ?

Le ton plus que le style ! Parce qu’ils se voyaient comme des écrivains d’opposition, à contre-courant de la société, ils ont tous éprouvé, à différents moments, le besoin d’une littérature d’interpellation et de flamboiement. C’est cela qui les rend passionnants ! Ils s’adressent à l’individu, à sa conscience, à son âme, à ses sentiments, à ses aspirations, à ses faiblesses, à sa soif d’infini…« J’écris ce livre pour moi et pour vous, commence Bernanos dans La grande peur des bien-pensants. Pour vous qui me lisez. Oui vous, pas un autre. Vous vous-même.  J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère qu’importe. Je vous donne un livre vivant. »

« une des capacités qui manquent le plus à l’homme d’aujourd’hui c’est celle d’être ouvert à la nouveauté, à l’inattendu, à ce qui le dépasse. »

Pourquoi ce « moment » ne fut-il qu’un moment, et  n’a pas fini par « faire école » ?

Je me le demande… Péguy fut le plus grand de tous, en tous cas le plus philosophe.  Il disait tout lorsqu’il invitait ses contemporains à comprendre qu’au fond, l’ennemi, était le « monde moderne ». Le monde chrétien ou christique est le seul qui soit essentiellement dirigé, s’il a conscience de lui-même, contre le monde moderne, contre les valeurs du monde moderne, c’est-à-dire les valeurs de l’argent. Comme disait Gabriel Marcel, « les valeurs de l’avoir contre les valeurs de l’être ». Toute cette littérature est un grand mouvement de protestation, de surgissement de l’être contre l’avoir.

Pourquoi cette littérature n’a-t-elle pas eu de successeurs ? Un sociologue trouverait réponse dans la déchristianisation du pays. Certes ! mais cette explication ne suffit pas. Comme je l’ai dit précédemment, c’est la déchristianisation qui a, par contrecoup, suscité la génération des grands révoltés chrétiens. Le dernier que j’ai connu personnellement, c’est Maurice Clavel. C’était un philosophe de l’être et non de l’avoir. Comme Simone Weil, il a été à un moment de sa vie, comme soulevé, emporté en dehors de lui-même, par une présence soudaine…celle du Christ. Voyez Saint Paul ! Cela rappelle une chose essentielle : ce ne sont pas les hommes qui ont l’initiative, mais Dieu ! Et à ce titre, je pense qu’une des capacités qui manquent le plus à l’homme d’aujourd’hui c’est celle d’être ouvert à la nouveauté, à l’inattendu, à ce qui le dépasse.

Cette volonté de tout vouloir maîtriser, de vouloir tout transformer, cette espèce de volontarisme absolu empêche l’homme d’aujourd’hui d’accueillir l’inattendu, le scandaleux, le bouleversant, l’ineffable. Puisque tout dépend de lui, il croit que tout émane de lui. Cet anthropocentrisme l’égare… 

Derrière les réalités physiques du monde, il y autre chose. Tel est au fond le message que l’intellectuel chrétien cherche à transmettre au monde ?

Il y a l’aventure de tous les possibles. Il y a l’ouverture au monde qui passe par une certaine humilité. Dieu nous aime d’un amour humble, non d’un amour triomphaliste. La spécificité du Christ, c’est qu’il ne nous aime pas triomphalement. Il ne nous impose pas son amour. Il le propose. Et d’un point de vue philosophique, cela signifie qu’il faut être ouvert à quelque chose qui nous attend, dont nous sentons le besoin et que nous ne connaissons pas. L’arrogance des médias, du scientifique, du peuple, nous égare. C’est l’humilité qui sauve.

Propos recueillis par Max-Erwann Gastineau