« Médecin, guéris-toi toi-même ! » Ce proverbe que cite Jésus dans l’évangile selon saint Luc résonne étrangement aujourd’hui, alors que beaucoup de professionnels du soin manifestent leur malaise. De quoi la médecine est-elle malade ? Et de quels remèdes a-t-elle besoin ? Débat sur le diagnostic  et les prescriptions avec deux praticiens engagés.

Une question personnelle, tout d’abord : pourquoi avoir choisi  la médecine ? 

Jean-Guilhem Xerri : Disons qu’une tradition familiale du service et de l’attention à l’autre y aura beaucoup contribué. Puis la vie et le temps m’auront amené à m’approprier personnellement comment exercer le soin de l’autre, en l’occurrence par l’écoute.

Anne-Laure Boch : Par intérêt intellectuel. Je voulais devenir chercheur, biologiste, scientifique de haut niveau. La médecine me semblait le moyen d’assouvir mon désir de compréhension du corps humain. C’est pendant mes études de médecine, à l’occasion des stages à l’hôpital, que j’ai découvert la gratification qu’apportait le soin clinique, en particulier dans la chirurgie. Cette gratification a pris le pas sur ma passion intellectuelle première.

Notre société semble obsédée par le bien-être, bien qu’elle batte tous les records de consommation d’antidépresseurs. Comment a évolué notre rapport à la santé ?

 J.-G. Xerri : Depuis l’après-guerre, la médecine a vécu une véritable révolution. Pour la première fois, elle devient efficace, grâce aux innovations en termes de chirurgie, de réanimation-urgences, et de nouveaux médicaments comme les antitumoraux, les antibiotiques et les psychotropes. Ensuite, elle s’est progressivement humanisée, avec la suppression des salles communes et des asiles de vieillards ou l’invention de nouvelles organisations comme les hôpitaux de jour, les pôles mère-enfant, et les soins palliatifs. Enfin, les 30 dernières années ont vu l’émergence du droit des patients et l’évolution du regard porté sur eux, plus autonomes, modifiant en profondeur la relation entre la personne vulnérable et ceux qui la soignent. Aujourd’hui, quatre tendances lourdes sont à l’œuvre : des tensions économiques et financières majeures, au regard des besoins croissants en santé de la population ; une pression liée aux politiques Qualité, certifications et autres accréditations ; des exigences de plus en plus marquées par la société (patients, associations de malades ou médias) vis-à-vis des soignants ; et peut-être la tendance la plus agissante car la moins identifiée : le soin ne se réfère plus à aucune transcendance, dans un environnement culturel fortement sécularisé et pluriel en termes spirituels, ce qui est nouveau.

A.-L. Boch : Deux mouvements antagonistes sont à l’œuvre dans notre rapport à la santé : la confiance dans le progrès technoscientifique, supposé nous apporter la santé parfaite ; et une demande de soutien, de respect, de sollicitude, « d’humanité » (dans le sens de bienveillance), qui conforte notre nature sans la violenter. Ces deux aspirations se heurtent de front. Parce que, il faut bien le dire, l’irruption de la technoscience dans nos vies est très agressive, très déstructurante. Efficacité et brutalité de la technique d’un côté, douceur et faiblesse de la moraline de l’autre. « Un peu de douceur dans un monde de brute », ce slogan résume bien l’aspiration de notre société. Et le tout, avec un grand désir d’aide, de conseils, de maternage. Dans un monde complexe où l’étendue des possibles est gigantesque, la liberté fait peur. C’est un paradoxe : alors que la médecine a officiellement renoncé à être « paternaliste », tout devient prétexte à « coaching »… Et le coaching, ce n’est pas un peu paternaliste ?

Le milieu hospitalier est en crise, quand bien même les techniques se perfectionnent. Comment expliquer ce paradoxe ?

 J.-G. Xerri :  Le soin est constitué de trois dimensions : technique, relationnelle et spirituelle. Les progrès ont surtout bénéficié au premier aspect, au détriment de la relation. Ce qui amène un ressenti parfois négatif chez les patients et constitue une source de souffrance importante pour les soignants qui ont le sentiment de passer leur temps en réunion ou devant un ordinateur et sont en situation de frustration quant au temps passé avec les patients. Quant à la dimension spirituelle, entre l’illusion de la toute-puissance technoscientifique, la sécularisation et une certaine laïcité qui renvoie toute considération spirituelle à la fameuse « sphère privée », elle a quasi disparu. Or, le spirituel est ce qui produit des valeurs face à la souffrance ou la mort. Ce temps spirituel est d’autant plus précieux pour le soignant que les ressources d’autre nature sont de plus en plus contraintes.

A.-L. Boch : Excusez-moi, mais je ne crois pas que l’hôpital soit particulièrement en crise. Il n’est pas plus en crise que la médecine en général… Qui n’est pas plus en crise que la société dans son ensemble ! Les gens veulent tout : plus de chirurgiens pour les opérer et plus d’infirmières pour leur tenir la main ; plus de réanimation et plus de long séjour ; plus de médicaments d’exception et plus de soins de confort ; plus d’euthanasie et plus de soins palliatifs. Et ils veulent aussi plus de moyens pour l’école, pour la police, pour la justice, pour la culture, pour l’aménagement du territoire, pour les retraites… et le tout sans payer plus d’impôts ni travailler plus ni gagner moins. Comme toutes les institutions d’une société à bout de souffle, l’hôpital est écrasé entre le marteau d’exigences sans limites et l’enclume d’un réel borné. Pris en étau entre ces contradictions insolubles, il étouffe . 

Cet entretien a été publié dans le dossier central du numéro 17 de la revue Limite sur la santé, paru en janvier 2020.

https://premierepartie.com/revue-limite-n-17-bonne-annee-bonne-sante.html