Plumes historiques de la revue Limite, Mahaut et Johanness Herrmann pleurent la disparition d’une revue unique dans le paysage chrétien, et même au-delà. Selon eux, beaucoup de chrétiens se détournent de l’écologie intégrale au profit de totems jugés plus sacrés que la survie de l’humanité.

Limite s’arrête. Aucune envie d’en tirer un calembour usé. Même si nous étions en retrait depuis quelque temps déjà, c’est pour nous comme pour tous, la fin d’une époque, et une fin qui nous laisse bien plus amers que le très prévisible décès de la reine d’Angleterre. Nous avons écrit livres et articles en couple, nous assurons nombre de conférences en couple. Mais, pour une fois, notre amertume, prend des formes différentes.

De son vrai nom Cyrille Frey, cet ornithologue d’une quarantaine d’années travaille pour la LPO (ligue de protections des oiseaux) comme chargé d’études. Depuis plusieurs années, il observe sur le terrain la disparition croissante des espèces, un printemps silencieux qui l’a poussé à prendre la plume pour alerter les chrétiens.

[Johannes Herrmann] Pour moi qui n’étais que chargé d’études en association départementale de protection de la nature – et qui le suis toujours – être convié à partager cette flamboyante épopée (car épopée il y eut, et flamboyante elle fut), c’était changer de monde. Découvrir qu’au-delà du petit compte Twitter et du blog où l’on dit ce qu’on veut, sans trop de crainte d’être contredit, on m’offrait la chance de vivre plus, de participer pleinement à un temps passionnant. Ce temps était né, peut-être, avec les crises de 2008, le mouvement des Indignés et ses divers héritages, il s’était nourri, paradoxalement, des grands débats bioéthiques provoqués par la « loi Taubira » mais aussi des colloques Chrétiens et pic de pétrole, des Assises chrétiennes de l’écologie, et bien sûr de Laudato Si’ enfin. C’était un temps d’empoignades mais surtout de débats et de rencontres. C’était le temps des « FASM » « (pour Fraternité Apostolique de St Médard, Saint patron des brasseurs, un apéro entre twittos cathos) où l’on était plusieurs dizaines dont de nombreux prêtres et un évêque. C’était le temps où davantage de chrétiens citaient La Décroissance et l’Écologiste.

Le temps où des cathos de gauche lyonnais pur jus à cheveux longs dans mon genre débattaient avec des prêtres et des fidèles votant sans doute fort à droite. Le temps où un colloque chrétien sur l’animalisme et l’antispécisme se décidait à inviter L214 et où, figurez-vous, on débattit à fond mais en vérité, chacun ouvert au point de vue de l’autre, dût-il ne pas le partager. C’était un temps où il y avait place pour des ponts. Grâce à Paul, à Gaultier, à toutes celles et ceux qui m’ont invité à participer, je me suis chargé de mon petit domaine, celui que je connaissais à peu près : des ponts entre le monde de la défense de la biodiversité et des chrétiens jusque-là – comme la plupart des Français – peu convaincus qu’il y eût là un enjeu sérieux. J’en avais assez que les défenseurs des busards, des outardes et des loutres tiennent congrès dans une cabine téléphonique, surtout qu’il n’y en a plus, qu’on oublie leur combat, qu’on oublie leur travail, qu’on oublie que l’écologie, c’est la science qui étudie les relations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu.

« Tout est lié », réalité d’abord biologique ; lien renoué entre émerveillement, science et louange, la recette était parfaite ! Elle a produit quelques desserts sympa comme l’interview de Pierre Déom, patron du journal La Hulotte, le journal le plus lu dans les terriers. Pierre Déom le prophète, le père spirituel de tous les naturalistes de France au moins jusqu’à ma génération – ah, si vous aviez vu les yeux des collègues le jour où j’annonçai que tel jour telle heure, je serais indisponible pour cause d’interview de Pierre Déom ! Ou encore la présence de Vincent Bretagnolle ou de Frédéric Jiguet dans les colonnes de Limite – ça aussi, c’était un beau moment. On a donné du solide. L’écologie intégrale à Limite, on a vraiment voulu la faire sérieuse. Soyez-en tous sûres et sûrs, tout le monde, du début à la fin, s’est cassé le trognon pour offrir le meilleur. L’écologie, n’en déplaise aux négationnistes, techno-béats et autres enkystés dans leur bulle, c’est d’abord une science, et cette science elle nous colle des baffes – pardon, elle nous transfère les baffes de la planète. Oui, ça va mal. Fais de la politique tant que tu veux mais deal with it. Pour faire de la politique, il faut être en vie, et pour être en vie, il te faut de l’air, de l’eau et à manger, et pour ça il faut des busards, des outardes et des loutres. S’il n’y en a plus, t’es mort (et moi aussi). Ç’a été le message que j’aurai tenté de faire passer dans Limite – et il était beau ce temps où l’on pouvait le faire avec une chance d’être entendu.

[Mahaut Herrmann] Limite, ce fut sept années d’aventure. Sept années qui ont coïncidé avec la réception de l’encyclique Laudato Si’. Sept années d’espoir puis de déception. J’ai longtemps cru que la publication d’une encyclique engagée sur l’écologie permettrait de résorber un peu le fossé qui s’était creusé dans l’Église en France avec les mobilisations autour de la loi Taubira et auquel je regrettais d’avoir pris part. Oh, bien sûr, il y a eu des discussions, des rapprochements, des rencontres entre personnes apprenant à se connaître. Mais, à mesure que les années passaient, une idée s’imposait : en prenant vraiment au sérieux les données de la science, en acceptant de comprendre ce qu’elles nous disaient de l’impact de nos sociétés sur les systèmes vivants, c’était quasiment tout notre système de représentations que nous étions poussés à revoir. Adieu les rêves de grandeur et de puissance, même verts, finies les aspirations à la conciliation entre nos marottes politiques, celles que nous n’acceptions pas de laisser tomber, et nos convictions écologistes. Nous devions apprendre la dépossession, l’humilité et la remise en question, nous devions accepter le fait que, peut-être, nos conceptions politiques, celles pour lesquelles nous étions prêts à mourir, portaient à bout de bras le mythe d’une humanité inoffensive pour la planète et sont donc rendues obsolètes par les effondrements écologiques.

De son vrai nom Marie Frey, cette grammairienne de formation a longtemps été journaliste spécialisée sur les questions d’écologie avant de reprendre la Recherche. Elle continue d’alerter et d’informer régulièrement ses congénères via son compte twitter.

Quoi de plus logique, dès lors, que d’aucuns s’accrochent à des totems plus sacrés que la survie de l’humanité ? Voilà qu’on a sorti les procès en menaces pour la cohésion sociale, qu’on a reproché aux écologistes de tout déconstruire, avant d’inciter à adopter une écologie « acceptable » – dont on ne s’avouera jamais qu’elle est bonne pour notre confort mental bien plus que pour les chances de l’humanité de survivre. Et c’est ainsi que – ce que constate également notre entourage – l’écologie a fini par passer de mode chez les catholiques. Être écolo ? À quoi bon ? C’est bien bon pour le monde, et il faut que les catholiques se différencient du monde. Cela remet en cause certains fantasmes politico-catholiques, et la politique catholique est plus importante que tout.

Fort logiquement, du côté des écolos chrétiens, l’amertume est à la hauteur des espoirs et des déceptions. Et quand, en plus, certains de ces écolos ont eu l’idée d’aller lorgner du côté des sciences humaines et sociales pour comprendre l’époque, que les anathèmes sont de sortie même entre gens convaincus de l’urgence d’une radicalité écologique à la hauteur des enjeux, l’envie est grande de tout laisser tomber, de penser que tout est fichu. Dans un tel contexte, l’arrêt de la revue est tout sauf une bonne nouvelle. Limite qui ne trouve plus son public, c’est un signe de plus que les catholiques français ne veulent plus entendre parler d’écologie. Et qu’importe que les bébés à naître aient besoin d’un climat adapté et d’écosystèmes en bon état pour pouvoir grandir avant et après la naissance, puis respirer, manger, boire, que la vie humaine, si chère aux chrétiens, ne puisse pas survivre sans les autres êtres vivants. L’important, c’est les VA-LEURS, qu’on se le dise. La fin de Limite, c’est une mauvaise nouvelle de plus à encaisser, qui vient s’ajouter à toutes les autres dans un contexte chaque jour un peu plus défavorable aux écologistes. J’aimerais être plus optimiste, moins déprimante. Je n’y arrive pas.  

Ça y est, ils sont devenus réacs, ils parlent du bon vieux temps. Un temps qui ne remonte qu’à 2018, 2019. Au précovidocène. Est-ce le virus ? L’élection ? Nous n’en savons rien, mais ce temps est révolu. Voici le temps où les ponts sautent, où les pontonniers sont qualifiés de traîtres. Voici le temps des citadelles et de l’eau bouillante (l’huile, c’est trop cher). L’écologie ? Un truc de gauchiste, gangrené par l’anthroposophie et le wokisme. Le temps est aux remparts, aux meurtrières. Retour case départ, et qui rouvrira les fenêtres ?

Limite s’en va comme meurt une espèce dont un cataclysme a détruit le milieu. Nous restons. Ses membres restent, comme des œufs, comme des graines attendant des jours meilleurs.