À mi-chemin du folklore et de l’alternative,l’American Way of Life a sur son sol des résistants sérieux. Les Amish parlent leur propre langue, suivent leurs propres lois, se déplacent à cheval et dédaignent les mirages de la consommation. Pas si marginaux, leur économie est solide et leur démographie dynamique : ils sont près de 350000 et pourraient atteindre le million en 2050. Sans idéaliser un modèle sectaire, où la conformité passe avant l’individualité, il faut reconnaître une forme de succès Amish: modestes mais jamais miséreux,voisins tranquilles et travailleurs, ces écolos qui s’ignorent ont su gagner le respect de l’Amérique moderne en gardant leur particularité. Reportage dans le comté de Geauga, Ohio, à l’est de Cleveland, où résident environ 15000 Amish.

Small is beautiful

La route goudronnée laisse place à une piste de cailloux. La ferme en bois blanc a tout de la carte postale, moulin à vent et grange au toit bombé. Herbert Yoder est aux champs avec ses enfants, à semer des concombres. Lui manœuvre un attelage de deux lourds chevaux. Trois adolescentes disposent les graines sur les buttes. Matthew, dix ans, pilote un poney qui traîne des sacs d’engrais. Il y a quelques années encore, la famille Yoder élevait des vaches : «Nous avions quarante laitières, raconte Herbert. Ceux qui en ont huit cents s’en sortent, sinon les prix sont trop bas pour vivre. Sans tracteur c’est impossible, et nous voulons rester petits. Nous sommes passés au maraîchage l’été. L’hiver, je suis ouvrier dans la construction, avec des cousins. Être fermier, c’est idéal pour travailler chez moi, avec ma femme et mes enfants. Mais il faut s’adapter à son époque, hein ! », conclut-il, rieur, les pieds nus dans la terre. Sans oublier de taquiner les touristes…

Plus loin, voilà la « Bibliothèque historique », le musée local. Samuel Weaver, menuisier, longue barbe blanche et pantalon à bretelles, me fait visiter. Sur une table trône un bouquet d’une sorte d’herbe séchée: « C’est du lin, que nous cultivions autrefois pour faire les vêtements. Mais c’est terminé, nous achetons du polyester industriel, plus simple et moins cher. » Les vêtements Amish ont un aspect traditionnel, mais les étoffes sont synthétiques et importées de Chine. Pourquoi le polyester, mais pas le tracteur ? « C’est comme ça chez nous les Amish ! Nous suivons l’Ordnung, c’est ce qui sépare notre communauté. » Je suis perplexe.


– Bientôt cinq siècles d’histoire –

D’où viennent ces Amish ? Leur histoire remonte au XVIe siècle : dans tout le bassin rhénan, de Zürich à Amsterdam, émerge l’Anabaptisme, qui prône une transformation radicale de l’Église et de la société. S’efforçant de revenir à un modèle biblique « purifié », l’Anabaptisme rejette le baptême des enfants, le réservant à des adultes qui manifestent par là une profonde conversion, l’engagement à rejeter leurs usages « corrompus » et adopter un mode de vie communautaire, séparé du monde. Les Anabaptistes sont durement persécutés à la fois par l’Eglise catholique, les autres mouvements réformés et les autorités civiles. Le non-baptême des enfants, le retrait de la vie civique, la contestation du caractère chrétien des sociétés de leur temps, et des autorités religieuses en place, sont perçus comme autant de menaces hérétiques et séditieuses. Pour les Luthériens, il s’agit d’un inacceptable retour au monachisme. L’émigration vers l’Amérique commence dès le XVIIe siècle, et s’achève avec l’extinction des Amish d’Europe. Au début du XXe siècle, les Amish sont quelques milliers aux Etats-Unis. Ils y trouvent les espaces reculés où vivre leur idéal de séparation, et une société bienveillante envers leurs particularités. En vertu du principe fondateur de la liberté religieuse, le système politique américain organise peu à peu pour les Amish tout un édifice de dérogations légales. La Cour Suprême des Etats-Unis a consacré leur droit de ne pas scolariser leurs enfants en milieu ordinaire, et de ne pas participer à la protection sociale d’État, assurances chômage, maladie et retraite.


Un idéal communautaire égalitaire

La société Amish est une Église, une communauté chrétienne. Les décisions sont prises par le collège local des « évêques », représentants élus de chaque « district », d’une trentaine de maisonnées. Les Amish appelent « Ordnung » (la Règle) l’ensemble des lois non-écrites, issues de l’autorité de leurs évêques.

L’Ordnung varie d’un district à l’autre, et plus encore d’un comté à l’autre. Il a à peu près le statut d’une règle monastique: c’est une discipline communautaire, chacun doit y obéir sous peine d’exclusion, mais ce n’est pas une confession de foi immuable. L’Ordnung règle le culte, la vie privée et publique. Il assure la « séparation du monde », principe d’inspiration biblique selon lequel les Amish doivent se tenir à l’écart de la société extérieure. L’Ordnung prescrit un mode de vie sobre et une grande uniformité entre les membres, favorisant humilité et simplicité, ainsi que la Gellassenheit, vertu cardinale des Amish, la sérénité de celui qui s’en remet à Dieu.

Si les Amish ne rejettent pas la propriété privée, ils vivent une forte exigence d’égalité. Pour Samuel Weaver, « certains sont plus riches, mais ça ne se voit pas beaucoup, car nous vivons tous de la même façon. Le diacre passera plus souvent chez eux pour les quêtes ! » Sans recours aux assurances ni aux actions en justice, chacun s’en remet à la communauté pour faire face aux coups durs ; quêtes et enchères de charité sont des piliers de la vie Amish. « La communauté prend soin des siens. Un Amish n’est jamais seul avec ses problèmes. »

Les enfants Amish sont scolarisés jusqu’à 14 ans, dans de petites écoles locales, où les institutrices sont elles-mêmes de jeunes Amish peu qualifiées. Ils travaillent ensuite comme apprentis auprès de leurs parents ou voisins, acquérant un métier et les compétences liées au mode de vie amish. Choquant ? Pour Karen Johnson-Weiner, anthropologue, « Chaque culture éduque ses jeunes pour reproduire un modèle, les Amish vous répondront que c’est nous qui faisons tort à nos enfants, en les privant de l’expérience du travail en communauté. »

Entre techno-critique et adaptation

Les années 1920 marquent un tournant: les évêques proscrivent le téléphone, l’automobile, le réseau électrique. Jusqu’alors, les usages techniques Amish ne se distinguaient pas de ceux du voisinage. En Geauga, on se souvient avec fierté que les Amish ont été des novateurs, introduisant les engrais chimiques dès 1880. Mais les grandes nouveautés de ce début du XXe siècle sont perçues comme des dangers pour l’idéal communautaire et séparatiste, vecteurs d’individualisme, d’arrogance et de convoitise. Le téléphone ? Recul des vraies rencontres, intrusion d’une sonnette impérieuse dans la tranquillité du foyer,tentation du bavardage. L’automobile? Force centrifuge irrésistible qui dispersera les familles et les communautés. L’électricité ? Dépendance inacceptable à un pourvoyeur lointain et inconnu, au détriment des liens mutuels locaux; puissance démesurée, et porte ouverte aux gadgets les plus superflus. Un siècle plus tard, les Amish du Vieil Ordre sont fidèles à ces intuitions et les créditent volontiers d’avoir assuré leur pérennité collective, quand tant de groupes utopiques se sont fondus sans laisser de trace dans l’Amérique moderne.

Les restrictions techniques établissent une frontière très concrète autour de la communauté et favorisent les relations internes plutôt qu’externes, marchandes ou non. La locomotion à cheval, en plus d’imposer une certaine sédentarité, donne lieu à une myriade d’activités économiques et communautaires, de fait réservées aux Amish : fabrication et commerce des buggys (les chariots), des cuirs, des aliments, des chevaux eux-mêmes, vendus dans de grandes foires qui sont autant de fêtes. Sans réseau électrique, les familles Amish utilisent des appareils ménagers particuliers, mécaniques ou alimentés au gaz ou au fuel, qui sont fournis et réparés par des artisans Amish. Idem pour les engins agricoles, les outils, les vêtements, les publications en langue Amish… Chaque règle suscite et protège un pan d’économie parallèle qui augmente l’interdépendance des membres de la communauté, sans que ces règles aient besoin d’être très logiques ou cohérentes entre elles.

Les pratiques Amish montrent un curieux mélange de radicalité et de pragmatisme, qui peut passer pour incongru ou hypocrite. Car l’objectif est de fortifier la vie communautaire, pas de se conformer à une théorie ou de rechercher une pureté morale.

Être assez séparés et différents, pas absolument séparés : les Amish n’ont aucune phobie de la modernité, et adoptent volontiers certaines nouveautés. Les buggys ne sont plus en bois mais en fibre de verre; générateurs et panneaux solaires fournissent un peu d’électricité hors réseau. On croise des familles tout à leur aise à l’hypermarché ou chez McDo, chapeaux sur la tête et cheval sur le parking.

Résilience et sobriété

Les Amish admettent le côté arbitraire de leurs usages, mais pointent le résultat: la communauté est harmonieuse et soudée, la foi est fervente et les jeunes restent, à une écrasante majorité. Pour Wendell Berry, auteur phare de l’environnementalisme américain, les Amish seraient « la dernière vraie communauté, où un homme préfère avoir son voisin qu’avoir la ferme de son voisin »1. Sarah Miller, 19 ans, sera bientôt baptisée et mariée. Pourquoi choisit-elle de devenir Amish ? J’attends une profession de foi, mais elle hausse les épaules en souriant : « Tous les gens que j’aime sont ici. Le mode de vie ne me pose pas de problème, j’ai grandi avec, et je sais que c’est ce qui nous rend si proches. Pourquoi voudrais-je quitter ma famille, mes amis ? » Amish par amour… Faut-il voir dans cet attachement une sorte de syndrome de Stockholm, Sarah ayant été enfermée toute sa vie dans un milieu étriqué, son horizon bouché par des pratiques étouffantes? Sommes-nous si sûrs de faire mieux ?

Si les Amish cultivent l’entre-soi, ils ne vivent pas en autarcie et ne sont pas invulnérables aux évolutions de la société américaine. Les dernières décennies ont vu un phénomène marquant : l’impossibilité croissante de vivre de l’agriculture. L’agro-industrie américaine, hyper concentrée et mécanisée, a fait baisser les prix si bas que les Amish ne peuvent pas suivre. Le foncier se renchérit, l’étalement urbain rend difficiles les nouvelles installations. C’est la « révolution industrielle Amish »2 : une majorité de familles tire désormais le plus gros de ses revenus d’activités non agricoles. En Geauga, l’élevage laitier traditionnel a quasiment disparu. Quelques fermes ont pu durer en s’adaptant : label bio, vente directe, produits haut de gamme. Certains sont partis à l’usine, beaucoup ont créé leur propre activité : partout, des ateliers ont poussé derrière les granges. Par ici, dominent les entreprises de construction et travail du bois, mobilier, menuiseries, qui profitent d’une clientèle urbaine croissante. Le modèle fermier reste sensible : travail à domicile, avec famille et voisins, activité agricole d’appoint et grands potagers.

Loin de la course à la croissance et au profit, les Amish préfèrent les entreprises de petite taille, et leurs habitudes frugales et pragmatiques en font souvent d’habiles gestionnaires. Parfois, le succès est spectaculaire : Elam Beiler, en Pennsylvanie, s’est retrouvé en quelques années à la tête d’une dizaine de millions de dollars de chiffre d’affaires, en installant des panneaux solaires. Mais il a vendu son entreprise pour… redevenir fermier, avec ses deux fils. D’autres se laissent aller à l’ambition, et certaines fortunes mettent à mal l’idéal d’égalité.

Pour Freeman Miller, diacre, cette nouvelle prospérité est une chance et un risque pour les Amish. « Le monde change.Vivre de la terre, c’est fini, en Geauga. Beaucoup de jeunes auront une vie professionnelle hors de la communauté. Comment s’adapter, que garder de notre modèle traditionnel agricole? C’est un débat entre nous. Saurons-nous trouver les bonnes limites pour durer encore? L’avenir le dira. »

Et l’écologie dans tout ça? Ce n’est pas un sujet pour les Amish, surtout pas à grande échelle. L’agriculture bio? Seulement par opportunisme. Le climat ? Sarah Miller roule des yeux réprobateurs : « Je ne crois pas que les hommes changent le climat, c’est de l’orgueil, cette idée.» Son bilan carbone ferait pourtant pâlir de honte bien des décroissants. Reste à méditer cette coïncidence par laquelle, cherchant d’abord à transmettre la foi de leurs pères, à fortifier leurs familles et leurs communautés, les Amish ont adopté l’un des modes de vie les plus écologiques du monde occidental. « Tout est lié », peut-être ?