« Le scénario du pire ne s’est pas matérialisé, mais il ne quitte plus
mes pensées »
: Naoto Kan était Premier ministre lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima, en 2011. Il consacre, depuis, toute son énergie à obtenir la fin de l’énergie nucléaire, au Japon et ailleurs. Il témoigne dans un livre saisissant, Mon Cauchemar Nucléaire, publié en 2012.

Au bord du chaos

Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9.0 et un tsunami de 14 mètres démolissent la centrale nucléaire de Fukushima. Naoto Kan est alors chef du Gouvernement japonais, de centre-gauche, et ne prête pas d’attention particulière au nucléaire. Une insouciance qu’il regrette amèrement : les jours qui suivent sont un long cauchemar, au cours duquel « le pire n’est évité que d’un cheveu ». Le Premier ministre doit faire face au scénario catastrophe d’une centrale nucléaire hors de contrôle qui pourrait irradier la moitié de l’île de Honshu, y compris la ville de Tokyo. Cinquante millions de Japonais auraient alors dû être évacués, jetant le pays dans un chaos inimaginable.

La centrale endommagée est privée de ses circuits de refroidissement. Même après l’arrêt d’urgence, le combustible doit être continuellement refroidi, sans quoi il atteint des températures telles qu’il risque de détruire les différentes enceintes de confinement. À 2800oC, le corium, lave radioactive issue de la fusion du réacteur, peut traverser l’acier et le béton qui la séparent du monde extérieur. La dégradation des éléments métalliques de l’assemblage combustible produit de l’hydrogène, qui explosera s’il entre en contact avec l’atmosphère, aggravant encore les destructions et les risques de dispersion de matériel radioactif.
L’alimentation électrique est coupée, les générateurs de secours ont été détruits par le raz-de-marée. Des camions générateurs sont acheminés vers Fukushima, sur des routes embouteillées et jonchées de débris. Le récit prend des allures de film catastrophe bas de gamme: « nous
suivions à la minute près la progression des camions. Quand on nous a avertis de l’arrivée du premier camion sur le site, il y a eu des hourras tout autour de mon bureau, comme pour une victoire aux JO. Nous pensions tous que le pire était passé. Mais notre bonheur a été de courte durée. (…) Les prises ne rentraient pas. Les câbles étaient trop courts, le générateur était inu- tilisable (…). Nous étions médusés que TEPCO – un repaire de spécialistes de l’électricité – n’ait pas pensé à vérifier la compatibilité.
»

Naoto Kan suit à distance, dans l’angoisse, une semaine de péripéties du même genre, valves coincées, jauges cassées, pannes d’essence, manuels d’utilisation introuvables, quiproquos entre équipiers. S’y ajoute le désordre bureaucratique: le siège de l’électricien TEPCO, le Gouvernement, l’agence de sûreté nucléaire NISA tardent dangereusement à fournir au site de Fukushima les informations et les moyens utiles.

« Comme si une souris fabriquait un piège à souris »

Naoto Kan ne se pose pas en héros sauveur du Japon. Tout au plus cherche-t-il à démentir certaines accusations d’avoir nui à la gestion de l’accident par des ordres impulsifs et mal informés, ou d’avoir tardé à agir. En fin de compte, il attribue l’issue favorable des événements de Fukushima à… la chance. « Je ne minimise pas les efforts des travailleurs de Fukushima, des militaires, des pompiers et de la police qui ont tous exposé leurs vies, ce serait un malentendu, mais je crois néanmoins que si cet accident n’a pas été jusqu’à causer l’effondrement du Japon, c’est par une convergence de hasards favorables. La dépressurisation inexplicable du réacteur 2 était un hasard. La présence d’eau dans la piscine de l’unité 4 était également un hasard. Parce que les tests de routine étaient en retard, le cœur du réacteur 4 était immergé, et, pour une raison inconnue, cette eau a débordé vers la piscine. Nous avons été sauvés par chance. Il n’y a pas d’autre conclusion possible. »

Si Naoto Kan expose à chaque page la confusion et l’impuissance à laquelle il était réduit, malgré tout l’appareil d’État et la puissance industrielle du Japon à sa disposition, ce n’est pas pour se dédouaner, mais pour appuyer la conviction qui le guide désormais: le nucléaire est un outil démesuré, incontrôlable, qui rend futiles les calculs gestionnaires et les probabilités. « Certains hommes d’affaires au Japon disent que si les centrales nucléaires sont arrêtées, l’économie japonaise souffrira. Mais je veux leur demander s’ils ont bien réfléchi à l’ampleur des dégâts que l’économie du Japon aurait subi si, à cause de l’accident de Fukushima, nous avions dû évacuer les 30 millions de personnes vivant dans la métropole de Tokyo. Sans aucun doute, le Japon aurait souffert un état de confusion totale, une crise financière, sociale et internationale qui aurait menacé son existence même. Nous n’avons échappé à ce scénario que d’un cheveu. Nous ne pouvons pas compter sur une issue semblable pour le prochain accident. (…) À Fukushima, le mythe de la sûreté nucléaire s’est effondré, et avec lui le mythe de son efficacité économique. »

Politiquement, Naoto Kan ne survit pas à Fukushima. Il démissionne en septembre 2011, non sans avoir obtenu le vote d’une loi programmant la fin du nucléaire. Depuis, il multiplie les interventions anti-nucléaires, au Japon, dans le monde entier. «Ayant expérimenté l’accident du 11 mars, je pense qu’il est irréaliste pour des êtres humains de faire usage du nucléaire, et j’en suis venu à penser que l’énergie nucléaire menace notre existence même. (…) Personnellement, je veux à tout prix voir sa fin. Après l’expérience de Fukushima, j’estime que c’est mon devoir. »

Risquons-nous un Fukushima français ?

Vous pensez qu’en France il n’y a pas de tsunamis, que ces Japonais ont été imprévoyants, et que rien de tout cela ne pourrait arriver chez nous? Vous êtes plus confiant que les spécialistes… Pierre-Franck Chevet, directeur de l’Autorité de sûreté nucléaire, le gendarme français de l’atome, déclarait en 2016 à Libération : « Il faut imaginer qu’un accident de type Fukushima puisse survenir en Europe. Je ne sais pas donner la probabilité et on fait un maximum pour éviter que ça arrive, mais malgré tout, on pose le principe que ça peut arriver. »

[ Cet article du 16ème numéro de Limite vous a été offert]


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