Fin mai, le Centre de recherche et d’action sociales (Ceras) organisait à Paris un colloque international intitulé « Quel travail pour une transition écologique solidaire ? ». A cette occasion, le Ceras a rendu public un Manifeste pour un travail décent et durable qui appelle à intégrer le travail dans la transition écologique. Louise Roblin du Ceras a coordonné la rédaction de ce texte et répond aux questions de Limite.

 

– Pourquoi avait-on besoin de ce « Manifeste pour un travail décent et durable ? » Dans quelle démarche s’inscrit-il ?

Il ne faut pas être un grand expert pour constater que le monde du travail traverse une crise sociale (inégalités, chômage de masse, maladies professionnelles, questions de sens…) et environnementale (les travailleurs sont exposés aux risques écologiques, et inversement l’activité humaine contribue pour beaucoup à la pollution et la destruction des écosystèmes). Dans le cadre d’une recherche-action coordonnée pendant deux ans par le Ceras, avec des acteurs sociaux de tous les continents, notre premier constat fut celui d’un lien évident entre questions sociales et environnementales, liées entre elles de façon particulièrement visible dans le monde du travail. Cela pour au moins deux raisons : (1) les plus pauvres (qui sont toujours des travailleurs, même si ce travail ne prend pas la forme d’un emploi salarié) sont aussi les plus exposés aux dommages environnementaux ; et (2) la soumission du travail aux impératifs de profit immédiat écrase les travailleurs autant qu’elle détruit les écosystèmes.

Evidemment, en rassemblant des acteurs sociaux indiens, allemands, philippins, nicaraguayens, français, argentins, etc., une première difficulté est apparue : celle de la diversité des expériences, des vécus du travail dans la crise écologique, et de la compréhension même du mot « travail ». Après un long travail de délibération et de formation, nous avons pu établir des constats communs sur la réalité du travail dans la transition écologique, puis nous mettre d’accord sur des principes directeurs. Ces principes, adaptés à nos constats, sont issus de la doctrine sociale de l’Eglise, ce corpus de réflexion sur les questions sociales adressé aux croyants et aux non-croyants : défendre la dignité humaine, défendre la justice sociale et environnementale, prendre soin du bien commun, permettre un travail de qualité, défendre une solidarité sociale et environnementale. Ils s’inscrivent également en cohérence avec le cadre normatif de l’Organisation internationale du travail, une institution qui fête son centenaire cette année – fête à laquelle nous avons souhaité contribuer par un plaidoyer qui vient répondre à quelques lacunes dans les rapports de l’OIT. Cette dernière en effet ne prend pas encore tout à fait la mesure du changement drastique de paradigme auquel la crise socio-écologique nous appelle. Qui plus est, la définition qu’elle donne au « travail » est extrêmement restrictive, puisqu’elle le limite à l’emploi – or cela ne concerne que 50% des travailleurs mondiaux. Dans la défense d’un travail décent et durable, il faut donc également prendre en compte les travailleurs informels, les bénévoles, les travailleurs domestiques, etc.

Notre « Manifeste pour un travail décent et durable » répond donc à une exigence des temps présents, et vient combler des lacunes conceptuelles d’une façon originale qui mêle théorie et savoir pratique.

 

– Qu’est-ce qu’un travail décent ?

L’expression « travail décent » apparaît après la première guerre mondiale dans les déclarations de l’Organisation internationale du travail. Selon elle, il regroupe « l’accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour les familles, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes.[1] »Nous nous retrouvons tout à fait dans cette définition. Il est primordial de soigner les conditions de travail, de lutter pour une rémunération juste, et de défendre les droits des travailleurs. Mais nous souhaitons dépasser cette définition, en prônant un travail qui « dignifie », c’est-à-dire qui augmente la dignité. Le travail a une place centrale dans le développement de la personne. La France est un cas extrême : nous nous définissons par notre emploi, et c’est souvent la première question que l’on pose à quelqu’un pour le connaître.

Pour que le travail augmente la dignité, cela passe entre autres par l’exercice de la responsabilité de chacun, de sa créativité, d’une part d’autonomie dans la modalité de l’exercice de son métier (en particulier la façon dont chacun gère son temps), et par la possibilité de bien faire son travail, d’en être fier. Sur ce dernier point, celui de la fierté du travailleur, il importe de promouvoir les activités « utiles » socialement et écologiquement – ce qui pallierait en passant le problème de la contribution du monde du travail à la crise socio-environnementale. Mais le travail « dignifie » aussi le travailleur lorsque ce dernier respecte ce qu’il manie ; à l’inverse, ne pas honorer la valeur intrinsèque de chaque être est contraire à la dignité humaine. Nous demandons donc à ce que tous les acteurs économiques, à tous les niveaux, aient pour priorité la défense et l’augmentation de la dignité humaine : les entreprises, les grands et petits managers, les Etats, les institutions supranationales.

 

– Quelles menaces les plus importantes pèsent sur le travail digne ?

La pensée de court terme constitue le danger principal. Quand la quête du profit immédiat prime sur l’effort de participation au bien commun, le travail n’est plus pour l’homme, mais l’homme pour le travail. Concrètement, ce cadre de pensée est extrêmement préjudiciable en termes écologiques, mais entraîne également une accélération permanente des rythmes de travail, qui ne permet plus au travail d’être un lieu de relation et de coopération.

En conséquence indirecte de ce cadre de pensée, le travail n’est plus pensé que de façon individualiste, alors même qu’il est collectif par essence (on travaille toujours avec d’autres et pour d’autres). Le cadre de référence en est l’individu, et c’est bien plutôt l’esprit de compétition qui règne sur les lieux de travail, dans la façon d’évaluer les employés, et dans la manière de mesurer un succès commercial. A l’heure d’une grande fragmentation sociale, d’une dignité humaine mise au second plan dans le travail, et d’une agonie des syndicats, il est urgent de se battre pour le droit de constituer des associations et organisations de travailleurs pour protéger les droits de tous les travailleurs (même « invisibles »), et de promouvoir des méthodes de management plus participatives.

La pensée individualiste gangrène donc le travail comme lieu d’action collective, mais nous empêche également de prendre conscience que nous dépendons d’écosystèmes, qu’il nous revient de ne pas détruire – et même, dont nous avons la responsabilité de prendre soin.

 

– Comment peut-on « ralentir » le travail dans une société de l’accélération et de l’efficience, sans porter préjudice aux petits chefs d’entreprise, par exemple ?

Nous avons été très influencés par la pensée d’un philosophe allemand contemporain : Hartmut Rosa. Dans son livre Résonnance, il postule que la relation (la « résonnance » entre les êtres) est la réponse principale à l’accélération des rythmes de vie et de travail. Il est très juste de constater en effet que la réponse n’est ni technique ni sociétale : les avancées dans ces deux domaines sont incommensurables depuis quelques dizaines d’années, et nous n’observons pas pour autant une diminution du temps et de l’intensité du travail. La réponse est bien relationnelle : il faut promouvoir un travail qui soit un dialogue, en ce sens qu’il transforme le monde, les autres, et le travailleur lui-même. La qualité des relations doit donc être valorisée et mise en exergue parmi les employés, les clients, et les ressources dans les stratégies de développement des organisations.

Cela suppose un changement structurel dans notre façon de concevoir le monde économique, bien sûr, et ce changement est difficile à appréhender. Mais il y a une première étape, plus accessible : celle de l’engagement personnel à la simplicité et la sobriété. Quand un chef d’entreprise (même une petite entreprise) fait primer l’épanouissement des personnes sur l’appropriation accumulative, il ou elle prend acte du fait que le travail est une action collective, qui implique le bien-être de tous et de chacun, et l’équitable distribution de la valeur créée (puisque cette valeur est créée collectivement). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette attitude de soin des autres et de la planète est loin d’être préjudiciable à la bonne santé des entreprises.

– On parle beaucoup des inégalités sociales, et vous introduisez l’inégalité environnementale, comment la définiriez-vous et comment les deux notions sont liées ?

La justice sociale est en effet mise à mal dans le monde du travail : beaucoup n’ont pas accès à des conditions de travail dignes, à un salaire décent, à une protection sociale, etc. Les inégalités géographiques, sociales, genrées, et ethniques sont affolantes. Mais aujourd’hui, la pollution, le changement climatique, et la perte de biodiversité forcent à prendre en compte l’environnement quand nous parlons de personnes défavorisées, car ce sont précisément celles qui sont les plus exposées aux dérèglements environnementaux. Plus précisément, il faut prendre en compte les inégalités environnementales, et les inégalités écologiques.

L’inégalité environnementale, pour que chacun ait accès à un environnement sain et au droit à quitter les zones insalubres et polluées pour des zones saines.

L’inégalité écologique, car la répartition inégale des biens, nuisances et droits à polluer découle en grande partie de causes sociales. Il nous semble que la grande diversité des impacts environnementaux appelle à promouvoir le concept de dette écologique.

Mais il nous semble qu’il faut aller plus loin que d’étendre la justice sociale à la justice environnementale et écologique. Il est également temps de prendre conscience que le but du travail doit être le bien commun (compris comme le bien de tous et de chacun), qui n’est pas subsumé entièrement par la valeur économique. Or dans notre contexte, de plus en plus, le soin du bien commun passe par le soin des biens communs (eau, climat, biodiversité, etc.). La libre concurrence n’est pas en mesure d’opérer un tel retournement : il faut la participation volontaire des entreprises (tel que cela est déjà prévu dans la RSE), mais aussi un ordre social et légal propice à cette orientation du travail vers le bien commun.

– A bien des égards la division internationale du travail semble incompatible avec un mode de vie durable, quels leviers permettent de relocaliser et par là même d’humaniser les productions ?

La relocalisation ne doit pas être un but en soi, mais plutôt l’implantation harmonieuse des entreprises sur un territoire donné. A ce titre, la segmentation des chaines de production (le fait que, de l’extraction des matières premières à la vente, un produit passe par de nombreux pays et secteurs) n’est pas favorable à ce que les grandes entreprises ne contribuent pas seulement au bien-être de leurs actionnaires et de leurs clients, mais de tous les citoyens des pays dans lesquels la production est réalisée, et ce de façon écologiquement durable.

Malgré tout en effet, promouvoir les économies locales permet de prévenir l’exode rural et la fuite des cerveaux, deux phénomènes fatals pour bien des régions en voie de développement.

Pour aller plus loin :

 

Le Manifeste pour un travail décent et durable

Le numéro de la Revue Projet « Travail décent et écologie, même combat ! »

Le numéro 4 de Limite « C’est quoi ce travail ?»

[1] Site de l’OIT (https://www.ilo.org/global/topics/decent-work/lang–fr/index.htm), consulté le 10 juin 2019