Conte de Noël

Publié dans Témoignage Chrétien la semaine de Noël 2008

Le Père Noël se faisait vieux. Sa tête avait le tournis des voyages. Ses jambes s’étaient raidies aux dernières équipées. Le traîneau, il fallait le voir : tout branlant, grinçant, bringuebalant sur ses chevilles vermoulues. Quant aux rennes, ils ne faisaient pas moins peine à regarder : deux bourriques frileuses, les bois comme des sarments morts, la lippe baveuse, la rotule grippée, et qui redoutaient à qui mieux-mieux l’approche du solstice. Comme elles auraient préféré rester à l’accroche dans leur écurie du Pôle ! Comme elles se seraient contentées, ces braves bêtes, de brouter l’herbe au givre ! Depuis le temps qu’elles rendaient de bons et loyaux services n’avaient-elles pas droit à un repos bien mérité ?

Les images pourtant parlent d’elles-mêmes : voici un bonhomme qui pèse ses deux quintaux, porte une barbe vénérable, s’encombre d’une hotte craquante de joujoux par milliers et vous le voulez néanmoins capable d’accomplir comme qui s’amuse les prouesses d’un jeune acrobate. Une, deux, trois, hop ! le voilà des toits verglacés tout d’un coup dans votre salon, comme s’il était entré par la grande porte ! Or il avait encore forci, le Père. Les cheminées lui devenaient voie étroite.

Une, deux, trois, aïe ! Il s’y élimait la veste, s’y salissait le poil, s’y crottait les parements blancs, et parfois même, parfois même – hélas ! – restait coincé dans le tuyau : ses bottes se balançaient au-dessus de l’âtre, comme celles d’un pendu, et le voilà parti pour un quart d’heure de contorsions malheureuses ! Et ça, c’était quand il y avait des cheminées. Avec les progrès de la chauffagerie, pour sûr, rares étaient les maisons où l’on brûlait un feu. On chantait Petit Papa, on plaçait les souliers près de l’arbre, mais comment pouvait-il entrer dans ces appartements calfeutrés sous double vitrage et blindage triple ? Il avait dû prendre des cours de serrurerie pour crocheter les portes. Il avait même suivi des leçons d’électronique pour débrancher les alarmes.

Pour quoi faire ? Il devait y aller doucement : sa déontologie lui interdisait l’effraction. Alors régulièrement la sirène se déclenchait, battait un branle-bas de tous les diables et l’équipe de surveillance le prenait pour un cambrioleur. Il venait apporter des cadeaux mais la crise était si dure, le monde devenu si méfiant, il n’y avait aucun doute : c’était un chômeur déguisé, il allait emporter l’écran haute-définition, voler l’argenterie de tante Hortense, et l’on pouvait encore se sentir heureux de s’en tirer à si bon compte !

Toutes ces contrariétés n’étaient rien, cependant, auprès des vexations qui affectaient sa propre personne. Que de travestissements il avait dû accepter ! D’abord, les enfants se mirent à ne plus apprendre qu’il s’appelait saint Nicolas.

C’était au temps de la République : pour continuer d’exercer son métier, il lui avait fallu troquer sa mitre d’évêque pour ce ridicule bonnet à pompon de bûcheron en goguette. Ensuite, les enfants ne purent plus le reconnaître qu’en habit rouge fourré de blanc.

C’était au temps de la Grande Distribution : pour continuer d’exercer son métier, il s’était vu contraint de respecter les standards et d’arborer les couleurs d’un produit de marque. Mais le plus dur, ce fut de découvrir que les enfants, tout en continuant de l’appeler Père Noël, ne savaient plus ce que Noël voulait dire, plus grave encore, ne devaient plus le savoir : pour continuer d’exercer son métier, il était désormais dans l’obligation de ne plus rien raconter d’ostensible sur cette vieille affaire juive de la crèche et de la croix.

Ce jour-là, le Père Noël se sentit près de la fin. L’heure avait sonné de prendre sa retraite. Mais il continua quand même, par fidélité à sa tâche et par amour de ces petits dont les yeux, devant le présent offert, s’écarquillent plus grands que les yeux des grands.
Il en était à cette étape de son existence quand par une froide nuit du 24 décembre il lui arriva l’aventure que je m’en vais vous conter. C’était une maison à cheminée, le conduit bien large, pour une fois, une maison à l’ancienne dans le quartier résidentiel d’une grande ville. Pas d’alarme à désamorcer. Pas d’ignorance à supporter : une petite Vierge veillait dans une niche au-dessus de la porte. Le Père Noël en espérait des joies comme depuis des lustres il n’en avait plus eu. Afin de s’éviter le coinçage, il avait décidé de descendre en deux temps : lui d’abord, en rentrant bien le ventre, sa hotte ensuite, qu’il ferait glisser le long d’une corde. Le feu était éteint, ouf ! (parce qu’il y en avait qui vous confondait avec je ne sais quel démon tout joyeux de débarquer dans les flammes). Une, deux, trois, hop ! Une lettre à la poste, presque comme jadis ! Bon, la barbe avait viré au gris, une trace noire lui barrait les fesses et le ventre, mais pour le reste…

Le Père Noël arrêta l’inspection. Il avait été surpris par un petit garçon, sept ou huit ans, qui l’attendait de pied ferme.
— Ah ! s’étonna le Père, tu n’es pas couché ?
— Est-ce que j’ai l’air d’être au lit ?

Le Père Noël fut un peu déconcerté par cette repartie familière. Mais les enfants de nos jours, il le savait bien, ce n’était pas leur faute s’ils étaient un peu trop dégourdis. Et puis il était si heureux que celui-ci pour l’attendre ait résisté au sommeil :
—  Tu avais un très grand désir de me voir, pas vrai, mon garçon ?
Or le garçon, au lieu de lui répondre, l’examinait, fronçait les yeux vers ses épaules, cherchait derrière son dos, lui posa pour finir la question :
— Elle est où, ta hotte ?
— Eh bien, elle est encore là-haut, mon cher enfant, mais elle ne va pas tarder à descendre. Dis, ca fait plaisir, hein, de rencontrer le Père Noël, le vrai Père Noël en chair et en os, moi ?
— Écoute, on va pas discuter des heures. Mes parents m’emmènent déjà chez un psychologue. Je veux mon cadeau, vite !
Le Père Noël fut si stupéfait qu’il s’exécuta sans mot dire. Peut-être était-ce le noir de suie qui le rendait peu aimable ? Peut-être son embonpoint qui l’éloignait des super-héros ? L’air bête, l’esprit sonné, il tira machinalement sur la corde, fit glisser sa hotte, tira un gros paquet qu’il avait pris soin d’emballer dans un papier couleur de nuit piquée d’étoiles. Le petit garçon ne prêta aucune attention à ce papier. Il déchira la nuit piquée d’étoiles comme un obstacle inutile. Cela faisait plaisir, tout de même, de voir cette spontanéité, cette fraîcheur, le petit qui se jette sur la boîte tout pareil qu’un jeune chien frétillant sur une côtelette !
— Mais… c’est pas la bonne !
Le garçon avait eu un geste de recul, presque un haut-le-cœur.
— Comment cela, c’est pas la bonne ?
— J’avais commandé la PSP 637, avec le  dernier FPS de Multimania…
— FPS ?
First-Person Shoot, c’est-à-dire. Un jeu où est-ce que tu tires sur tout ce qui bouge.
— Et donc ?
— Donc c’est pas la bonne version, ni pour l’un ni pour l’autre. Ça, c’est la PSP 636+, la même que celle de mon cousin Kévin, et puis ce FPS, c’est un Time Crisis Mega !
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire ce jeu il date des grandes vacances. Même que mon cousin Théo il l’a déjà !
— Je t’avoue que je ne suis pas toujours au fait des toutes dernières versions mises sur le marché. Autrefois, ça n’allait pas si vite. Figure-toi que j’ai pu offrir le même cheval à bascule pendant près d’un siècle.
— Un cheval à bascule… Non mais quel bouffon ! À quoi ça sert d’être le Père Noël si on n’a pas lu le dernier catalogue ToysR’Now ? Ici, c’est à la page 203, la PSP 637, et là, page 206, le dernier First-Person Shoot : Kill’em all 666… Faut tout t’apprendre, ou quoi ?
Le Père était consterné. Il regarda la trace noire comme l’équateur sur la mappemonde de son ventre. La pause lui parut longue. Une éternité. Puis il rendossa son bagage, marcha vers la sortie en somnambule comme un employé qui vient de recevoir son avis de licenciement – pour incompétence technique.
— Hé ! Où tu vas, comme ça ? Si tu crois que tu peux t’en tirer facile ! Mon papa, je te le jure, il va se plaindre au Service-Après-Vente !
Cela partit tout seul. Un élan du cœur. Le Père Noël avait soudain vu rouge, il attrapa le gamin, une, deux, trois, pan ! ce fut une fessée magistrale, une vraie correction de Noël à vous faire voir les mages, les étoiles et tous les anges du ciel avec…

Le vent glacial fouettait son vieux visage. Les rennes emportaient poussivement le traîneau branlant, tout ébaubis de leur course brève. Direction le Pôle, déjà. On rentrait plus tôt que prévu dans la neige et la nuit. Les larmes gelaient dans ses rides.

Ainsi les enfants ne l’aimaient pas pour lui, mais pour ses cadeaux. Ainsi ils n’espéraient plus tant de le voir, que d’avoir un paquet conforme à leur commande. Il n’était qu’un livreur en vêtement comique, un distributeur de jouets, pire encore : un valet de l’industrie. Il avait contribué à gâter les âmes.

Aux enfants, il avait voulu inspirer la gratitude et l’émerveillement. Mais au lieu de gratitude, il les avait remplis de convoitise. Au lieu d’émerveillement, il leur avait appris le calcul. Sa hotte n’était plus la réserve de la grâce mais le caddie de l’hypermarché. Tout le monde voulait son article à la mode, et il paraît même qu’à cause de lui, à cause de cette envie dont il était complice, il y avait loin d’autres enfants qui ne fêtaient pas Noël, qui fabriquaient des cadeaux à bas prix – leurs petites mains ne coûtaient pas chers – sous un beau drapeau couleur de ses propres vêtements.

Le Père Noël lança son bonnet rouge dans un coin du grenier, puis il sortit de l’ombre une grande malle verte : au fond, il y avait sa mitre, sa vieille mitre d’évêque… Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vu. Elle semblait le regarder d’un air de reproche : qu’est-ce que ça lui avait valu d’y renoncer pour rester proche du monde ? Elle était rongée par les mites, cornée par le désordre, auréolée d’humidité. Qu’allait-il faire à présent ? « Si on ne croit même plus au Père Noël… si mes cadeaux ne rendent pas les enfants plus sages, mais toujours plus avides… qu’est-ce que je vais leur donner à la place ? Des gifles ? De coups de crosse ? Le vieux bout de bois recourbé, il ne tiendra pas le coup. Il faut pourtant que je trouve autre chose. »

Et le Père Noël trouva autre chose. Quelque chose qui ferait qu’on l’aimerait peut-être pour lui-même. Quelque chose qui donnerait peut-être d’accueillir à nouveau la grâce du cheval à bascule. La hotte ne serait même plus assez large pour qu’on l’y mette… Il abandonna son costume rouge fourré de blanc. Il revêtit une vieille tunique grise et trouée, du temps qu’il était encore saint Nicolas. Mais il ne coiffa pas la mitre.

Si le soir du 24 décembre vous croisez un vieillard chauve à barbe blanche, et que ce vieillard vous tende une main vide, qu’il vous mendie l’aumône de quelques pièces jaunes et que, malgré son grand sourire, il semble sur le point de mourir de froid – n’en doutez pas : c’est lui, le vrai Père Noël.

Publié dans Témoignage Chrétien la semaine de Noel 2008