Un adage dit qu’on a  « inventé les économistes pour que les météorologues aient l’air moins bêtes quant à leurs prévisions incertaines ». Dans Ralentir ou périr. L’économie de la décroissance (Seuil, septembre 2022), le docteur en économie Timothée Parrique imagine les remèdes économiques compatibles avec les maux climatiques : un essai pas bête du tout. Rencontre avec le décroissant qui monte.

Propos recueillis par Grégoire Hinterlang

Vous êtes un économiste qui étudie la décroissance. Le rôle des économistes étant jusqu’à présent d’expliquer comment croître le plus, qu’ils soient keynésiens ou libéraux, quel est le vôtre ?

Je suis avant tout un économiste écologique, j’analyse le fonctionnement de l’économie en interaction avec la nature qui l’entoure. Dans le monde vivant, la croissance infinie n’existe pas ; cette obsession qu’ont développé les économistes pour la croissance exponentielle du PIB est une démence qu’il nous faut urgemment déconstruire.

On distingue souvent deux phases dans la décroissance : la transition vers une économie plus petite et plus lente (une décroissance à proprement parler), et le maintien de ce régime stationnaire sur le long terme (la post-croissance). Le premier projet, celui qui nous préoccupe aujourd’hui, est celui de la planification pour réussir à dégonfler le PIB : comment s’organise-t-on pour que la réduction de la production et de la consommation soit écologiquement efficace, socialement juste, et la plus sereine possible ? Il ne s’agit pas de restreindre les Restos du cœur ou limiter à l’état stationnaire le chiffre d’affaires d’Amazon mais diminuer, réorienter ou supprimer les activités les plus polluantes et les moins utiles pour alléger l’empreinte écologique totale de l’économie.

Le second projet, plus visionnaire, consiste à imaginer les structures juridiques et économiques – et donc les nouveaux indicateurs de performance – qui seront les plus à même de nous faire prospérer sans croissance, c’est-à-dire garantir notre bien-être tout en respectant les limites planétaires. La question de la réduction de l’activité de Total, de l’aviation, de la pub, de la viande, et des voitures, c’est celle de la décroissance (on pourrait aussi dire sobriété). La question, par exemple, du modèle coopératif des entreprises, c’est celle de la post-croissance (on pourrait aussi dire post-capitalisme).

Comment opérer le mieux la décroissance ? Par l’inscription de la raison d’être dans les statuts de l’entreprise comme le suggère la loi PACTE ? La contrainte énergétique ? Les normes ? Le protectionnisme ?

Un peu de tout ça ! C’est sûr que les entreprises qui ne font que de la publicité vont se retrouver avec un problème de raison d’être. Nous devons supprimer toute une série d’activités – jet privés, activités spéculatives, construction de parkings, objets inutilement connectés – de notre économie. Il y aura besoin de plusieurs mécanismes de contrainte, des interdictions légales, des protocoles de rationnement, et des incitations financières. Cela impliquera un changement radical d’activité pour certaines entreprises (la fameuse redirection écologique), de passer par exemple de la pub pour SUV à l’animation de fresques du climat, et d’accepter des niveaux de profits (et des salaires) beaucoup plus modestes !

La redirection écologique signifie alors redirections et formations professionnelles à grande échelle !

Oui, forcément. On ne peut pas attendre de ceux qui ont été formés dans un système organisé autour des profits et de la croissance de soudainement savoir comment faire fonctionner une économie démocratique, post-capitaliste, bas-carbone, etc. « On arrête tout et on réfléchit », comme dans le film l’An 01. L’avantage, c’est qu’un pilote de jet privé en reconversion professionnelle pour devenir conducteur de train arrête de faire voler des avions – exactement ce dont nous avons besoin aujourd’hui. Et puis, il a fort à parier qu’on puisse allier bien-être et soutenabilité : celui qui fabrique les écrans publicitaires électroniques ou qui pratique un bullshit job pour une grande banque ne va pas nous dire : « vous déconnez vous me prenez l’objectif d’une vie ! ». Les emplois qui ont du sens sont souvent ceux associés à la satisfaction d’un besoin concret, et non pas ceux dont le salaire est élevé.

Le rapport à l’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui ne peut plus être le même…

Il est clair que le modèle de la multinationale privée à but lucratif est incompatible avec la post-croissance. Sa recherche permanente de réduction des coûts le conduit à installer telle ou telle activité dans des pays complaisants qui autorisent la casse sociale ou le dépassement des limites écologiques. Il faudra découper ces multinationales en petites coopératives locales, les nationaliser, ou un mix des deux.

Si on regarde en revanche les petites coopératives à lucrativité limitée (les SCIC, par exemple), elles sont déjà en fonctionnement post-capitaliste et post-croissant. La démocratie d’entreprise est un excellent garde-fou contre l’illimitisme d’un capitalisme fast and furious. Prenons l’exemple de l’obsolescence programmée. Personne n’aime ça : ni les ingénieurs, ni le service après-vente, ni les consommateurs. Les seuls qui la souhaitent sont les gestionnaires et les actionnaires, soit très peu de personnes. Si l’on démocratise l’entreprise, tout cela disparaît de facto. Les activités non contributives à l’utilité sociale cesseraient, ce serait une forme de décroissance. L’économie doit s’encastrer dans l’écologique, le moral et le social, et une bonne façon de faire cela est de démocratiser les prises de décision concernant ce qu’on devrait produire et les méthodes pour le faire.

On réalise ici que la décroissance n’est pas seulement un phénomène, mais aussi une pensée riche de valeurs et de pratiques : la sollicitude, l’autonomie, la suffisance, la convivialité, les communs, la low-tech. L’économie ne serait plus centrée sur le PIB et les revenus mais sur le bien-être et les besoins.

Que pensez-vous des projets de comptabilité carbone des entreprises dont on commence à parler ? C’est une première prise de conscience, un budget carbone limité oblige à prioriser. Toutefois, il ne faut pas oublier l’eau, les sols, la biodiversité, etc. La focalisation sur le carbone permet parfois aux entreprises de se « verdir » à grand coup de compensation sans vraiment effectuer de redirection écologique. Et puis attention à délayer toute action en attendant les chiffres. A-t-on besoin de données…[Il vous reste 60 % de cet entretien à lire. Cet entretien est issu de notre numéro 27, disponible en ligne et en librairie]