L’outil de l’écrivain se fait oublier plus vite que celui du sculpteur. Avant l’ordinateur, la pensée s’est formée sur du papier à l’aide d’un stylo ou d’une plume. Avec son liquide qui sous nos yeux se change en idée. Récit d’une redécouverte stupéfiante.

Un outil, on ne s’y arrête guère. On l’empoigne par le manche, on dirige sa pointe ouvrière, et c’est la chose à façonner qu’on regarde, pas lui, le corvéable, le docile, le serviteur aux coulisses. Le mieux on l’a en main, le mieux il part en fumée. Voici la peinture comme s’il n’y avait pas eu le pinceau. Voici les groseilles comme s’il n’y avait pas eu la bêche. Bon à quelque chose, l’outil, bon à autre chose que lui-même, et donc se retirant dans l’ombre laborieuse – moins visible que le bon à rien. La statue est belle, pourquoi aviserait-on le socle ? Oust ! le marteau à la remise ! le ciseau là où rien ne s’expose !

Ainsi, ordinairement – mais là j’essaie d’aller à rebours de la marche ordinaire – mon stylo s’efface pour autant qu’il écrit. Et il s’efface plutôt deux fois qu’une, à supposer que je l’emploie encore. Pour les commodités de l’envoi et l’accomplissement de la diffusion, il me faudra toujours transcrire ses lignes depuis ce petit carnet bleu jusqu’à l’ordinateur, et même pas les transcrire – les tapoter à six doigts, le texte n’ayant plus rien du textile et de la broderie au crochet, soumis au « traitement », à la conversion électronique, à la police impersonnelle (portât-elle encore les noms de Garamond ou Bodoni), à l’absence de typographe, au papier glacé.

Parce que je suis gaucher, je n’ai jamais eu de succès avec les plumes. Avec moi l’élégance tourne au barbouillage. Le tranchant de ma paume repasse sur l’encre et la fait baver, la trop fraîche. Il m’a fallu me résigner au stylo bille. Celui que je tiens actuellement est à la fois neuf et ancien – la énième réplique du « Bic Cristal ». Non pas l’Orange – opaque – à l’égard duquel j’éprouve toujours une incurable antipathie (sans savoir très bien pourquoi, sa pointe trop aiguë, peut-être). Mais le transparent, avec son corps hexagonal pour ne pas rouler sur le bureau, le tuyau rempli d’encre visible à l’intérieur, le nez d’oiseau caca d’oie, le petit bouchon noir au cul – et je ne sais pas où est passé son capuchon à long bec de marabout.

Il connaissait jadis cet état de béance : outre le capuchon, on l’avait perdu, ce bouchon arrière ; c’était au temps où l’on mâchonnait les crayons et se malaxait une autre plume. Il subit encore parfois nos invectives puis notre démontage sommaire ; c’est quand il se refuse à suinter sa couleur, et nous voilà tortillant sa cartouche flexible, lui soufflant dans l’orifice.

Parfois, avec le bord du pouce, je me surprends à caresser sa gravure. Les lettres BIC sont derrière toutes celles que je forme, et je me plais à en déployer l’acronyme à l’instar de l’INRI : Benedictus Iesus Christus… Ô symbolique inévitable ! Du logo je remonte au Logos. J’ai beau savoir que le petit bonhomme à côté tient une énorme plume dans son dos, j’ai l’impression qu’il lève le bras droit et fait signe vers plus grand que lui. Je ne peux m’empêcher de penser à Jean le Baptiste. Ce n’est pas trop forcer les choses. Tous les outils parlent comme le prophète. Tous déclarent à propos de leur ouvrage : Il faut qu’il croisse et que je diminue. […]

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