Jean-Laurent Cassely est journaliste, et a écrit, avec la sociologue Monique Dagnaud, Génération surdiplômée. Dans cet ouvrage, il est allé à la rencontre de jeunes diplômés, afin de comprendre leur rapport au travail, à l’écologie, ou à la politique. Si elle diffère de ses aînés, cette génération n’a pas pour autant renoncé à transformer la société, en tentant d’inspirer le plus grand nombre.

Propos recueillis par Antonin Gouze

Illustrations d’Emma Bertin

Limite : Vous évoquez les traits culturels communs des jeunes diplômés, mais ne pensez-vous pas que – notamment avec l’émergence d’une culture de masse liée au web – les jeunes n’ont finalement jamais eu autant de références communes ?

Jean-Laurent Cassely : Lorsque l’on a commencé à parler des « millennials », on a qualifié cette génération de « digital native ». Il est vrai qu’Internet, les smartphones et les réseaux sociaux sont arrivés en même temps qu’eux. Il existe un tronc commun en ce sens. Cependant, tous les jeunes ne se servent pas d’Internet de la même façon. Ceux qui s’y expriment et y produisent du contenu sont très majoritairement des jeunes très diplômés. Les autres jeunes sont davantage consommateurs, et ont un usage plus récréatif d’Internet. Le fait d’être un « millennial » et d’utiliser internet peut sembler, de loin, être le marqueur commun d’une génération, mais il existe en réalité de vraies fractures. Nous évoquons notamment la maîtrise de l’anglais, qui fait partie de tous les cursus longs des grandes écoles. Elle vous permet de naviguer sur le web avec une grande agilité, ce qui n’est pas le cas de tous les jeunes. Par ailleurs, exprimer ses opinions demande d’avoir certains codes, une certaine culture et surtout de se sentir légitime à le faire. Sur Twitter, il y a des sujets politiques qui intéressent la classe éduquée, et d’autres plus légers qui tournent autour du foot ou de la téléréalité. Bien qu’étant tous sur internet, les jeunes n’y consultent pas les mêmes contenus.

Limite : En dehors d’internet, ne pensez- vous pas qu’il y a une influence culturelle toute aussi forte du bas vers le haut ?

Jean-Laurent Cassely : C’est en partie vrai. Dans la sociologie cela a été pointé depuis une vingtaine d’années, avec la notion « d’omnivore culturel », selon laquelle un jeune favorisé va pouvoir apprécier la culture « populaire » – par exemple le rap – mais maîtrisera également le répertoire plus savant et légitime. Ce n’est pas forcément le cas d’un jeune de classe sociale moins favorisée, qui ne sera pas éduqué à la musique classique ou contemporaine. Si l’on prend l’exemple des séries, elles sont regardées par tous les jeunes, mais un jeune plus favorisé aura d’autres loisirs culturels en complément, comme la lecture. Cependant, il est vrai qu’aujourd’hui, le prototype du bourgeois cultivé complètement coupé de la culture populaire – que Bourdieu décrivait dans « La distinction » – est moins présent. La pop culture globalisée a essaimé dans toutes les couches de la société, ce qui est une différence avec la génération précédente.

Limite : Cet isolement culturel des jeunes diplômés est-il lié à l’éducation privilégiée qu’ils ont reçue, grâce à des parents qui ont beaucoup investi sur eux ?

Jean-Laurent Cassely : En effet, la culture prise au sens large dépasse la question de la consommation d’œuvres culturelles. C’est là que se situe la vraie fracture : alors que les clivages économiques entre jeunes diplômés et jeunes moins diplômés peuvent ne pas être si importants en début de carrière, le rapport à l’éducation crée un vrai fossé. Il y a un immense investissement en temps et en énergie dans le projet parental de la part des parents les plus éduqués. Il est assez largement pris en charge par les femmes, mais tend aussi de plus en plus à être le souci des hommes, qui se targuent d’être plus investis que la génération de leurs propres pères. Et même si on pour- rait dire que ce phénomène est vrai pour l’ensemble des jeunes générations, il a été diffusé depuis la classe des diplômés.

« Les quatre leaders du mouvement des Gilets jaunes étaient tous des millennials. Or, personne à l’époque n’a associé les Gilets jaunes à un mouvement de jeunesse. »

Jean-Laurent Cassely

Ils vont beaucoup s’investir dans l’éducation de leurs enfants. Les aider à faire leurs devoirs, mais aussi les entourer d’un cocon affectif bienveillant, qui les protège, les stimule, les encourage à assouvir leur curiosité et à s’ouvrir au monde. Ils seront très attentifs au développement intellectuel et émotionnel de leurs enfants. Pour eux, la réussite scolaire et sociale ne consiste pas seulement à être une bête de concours. […]

Limite: La radicalité est-elle un marqueur chez les jeunes ? Transcende-t- elle les classes sociales ?

Jean-Laurent Cassely : Je pense en effet que c’est parmi la jeunesse qu’on peut recruter des radicaux à rallier à sa cause. Et cela peut transcender les catégories sociales, comme cela est le cas pour la radicalisation islamiste, qui touche différents milieux et pas unique- ment des jeunes défavorisés. Cependant, les jeunes que nous avons rencontrés n’étaient pas très radicaux. Les militants qui participent à des actions directes comme « Extinction Rébellion », ou encore les zadistes sont souvent des jeunes diplômés déclassés, mais il s’agit d’une in!me minorité parmi les jeunes et même parmi les jeunes diplômés. De manière générale, les jeunes sont tout de même inquiets pour leur avenir et pensent d’abord à trouver un travail stable.

Limite : La conscience écologique reste cependant plus vive chez les diplômés ?

Jean-Laurent Cassely : Oui, cela semble vérifié. Plus le niveau de diplôme augmente, plus l’affiliation à l’écologie est fréquente. Plusieurs explications sont possibles. D’abord, on est plus sensibilisés à ces questions dans des milieux privilégiés. Par ailleurs, le combat pour le climat a tendance à éluder le clivage de classes, et il est donc plus flatteur pour les diplômés, car ils peuvent le mener en tant que jeunes et non pas en tant que catégories privilégiées. Enfin, la critique du matérialisme dans les milieux privilégiés est devenue un marqueur de vertu et parfois de supériorité morale.

Limite : Vous dîtes en effet que l’écologie peut être un moyen pour certains jeunes diplômés « d’avoir une morale et de lutter contre le sentiment dégradant de déclassement ».

Jean-Laurent Cassely : Oui, pivoter vers une consommation vertueuse et une forme de sobriété est une manière de se consoler du fait que l’on ne vivra pas dans la même opulence matérielle que les baby-boomers. Alors que ces jeunes sont victimes du déclassement, la critique du matérialisme est une voie de sortie honorable et enviable. Et pour eux, c’est tout de même plus enthousiasmant que de constater qu’ils vivront moins bien que la génération qui les a précédés. Cette perspective les autorise à se projeter dans l’après plutôt que de regretter la perte du monde d’avant… […]

L’entretien dont est extrait ce texte est à lire en intégralité dans le numéro 24 de la revue Limite. Il peut s’acheter sur le site de notre éditeur. Et si vous aimez Limite, faites vous plaisir pour Noël, abonnez-vous ou abonnez vos proches !