Henry Quinson a un parcours pour le moins atypique : diplômé de Sciences Po Paris, il a d’abord commencé une carrière prometteuse comme cadre financier dans une grande banque d’affaires et enseigné les techniques de change à l’Université, avant de bifurquer radicalement en rentrant au monastère cistercien de Tamié, puis en fondant une communauté de vie catholique au cœur des HLM de Marseille, la Fraternité Saint-Paul. Conseiller du film Des hommes et des dieux sur les moines martyrs de Tibhirine, primé à Cannes en 2010, aujourd’hui marié, ce professeur d’anglais franco-américain, traducteur et auteur de nombreux ouvrages, nous livre ses réflexions affûtées sur l’argent dans un monde qui bascule. 

Propos recueillis par Gaultier Bès

Illustration de Charlotte Guitard

Limite : Que pensez-vous des nombreux appels à « moraliser le capitalisme ». Cela vous semble-t-il possible ? Comment jugez-vous les tentatives de régulation du système financier (impôt minimal mondial sur les multinationales, etc.) ? 

Henry Quinson : J’avoue ne pas être à l’aise avec des mots trop vagues comme « capitalisme » ou « système financier ». S’agit-il du capitalisme industriel qui a émergé au XIXe siècle avec la mécanisation à grande échelle et donc la nécessité d’accumuler du capital financier pour investir dans les usines ? Aujourd’hui, la révolution numérique favorise incontestablement la mobilité du capital. Mais explique-t-elle, à elle seule, ce que certains appellent la « financiarisation de l’économie » ? La problématique de fond me paraît beaucoup plus vaste : nous entrons dans un nouvel âge où les idéologies du passé – libéralisme, socialisme, nationalisme… – perdent, pour partie, de leur pertinence. Dans un univers désormais planétaire, l’humanité découvre très concrètement son unité à la fois sociale, économique et environnementale. Toute « régulation » à l’échelle de la planète pose nécessairement la question d’une gouvernance mondiale. Or celle-ci invite chaque aire culturelle à justifier ses références « morales », c’est-à-dire sa conception de l’Homme, son anthropologie, qui engage son rapport au mystère de la vie. Nous entrons ici dans le domaine culturel, philosophique, religieux, spirituel ! Toutes les solutions techniques, dans ce monde éminemment technicien – celui des financiers, des hauts fonctionnaires, des ingénieurs et des scientifiques – renvoient aux questions les plus intimes de milliards d’êtres humains, à leurs croyances, leurs traditions et leurs styles de vie.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que surgissent deux forces politiques neuves, qui, au final, décideront de la manière de « moraliser le capitalisme » : le « populisme » (défense des identités culturelles locales, qu’elles soient religieuses, linguistiques, culinaires, musicales ou vestimentaires…) et l’écologie (survie de « l’espèce humaine »). Comment la finance peut-elle servir les styles de vie souhaitées par les communautés locales et préserver l’environnement de tous ? La pression sera de plus en plus grande. L’intelligence collective prévaudra ou nous courrons à la catastrophe.

Je crois la régulation financière aussi possible que l’organisation de l’espace aérien. Une fiscalité harmonisée à l’échelle de la planète est une des solutions. Cependant, la concentration du capital est le problème numéro un qu’il faut traiter, car il est, par nature, politique et social : il s’agit de protéger la multitude des citoyens ordinaires contre le pouvoir exorbitant de quelques institutions hors-sol et de rétablir l’équité entre la rémunération du travail délocalisable et celle du capital défiscalisable. Ceci nécessite une prise de conscience et un fort mouvement d’opinion. La colère monte. Elle doit trouver une solution politique à l’échelle planétaire.

Limite : Vous venez de publier Et l’homme devint Dieu : spiritualité pour un monde adulte (Le Passeur éditeur, 2020), où vous replacez les crises écologiques et économiques dans une perspective anthropologique originale. D’après vous, qu’est-ce qui pourrait concurrencer et remplacer le règne de l’argent-roi ? 

Henry Quinson : L’hypothèse que j’expose dans cet essai s’appuie sur une intuition personnelle qui date de 1992 et sur les travaux du mathématicien Benoît Mandelbrot décédé en 2010 : l’humanité serait une réalité fractale, c’est-à-dire qu’elle suivrait, sur un temps plus long et un espace plus large, les mêmes étapes de développement que les individus qui la composent. Après la naissance, l’enfance et l’adolescence, l’humanité entrerait dans l’âge adulte. Cette hypothèse peut paraître trop simple pour être vraie, surtout dans le contexte actuel de grande suspicion à l’endroit de toutes les philosophies déterministes de l’histoire, d’Auguste Comte à Karl Marx.

Dans mon livre, j’apporte pourtant beaucoup d’arguments pour étayer cette compréhension de l’aventure pluriséculaire d’Homo sapiens. Si nous sommes liés à toute l’humanité par l’histoire qui nous a précédés et la géographie qui nous associe présentement à d’autres, l’humanité est elle-même la résultante du développement de chaque personne et groupe humain qui la composent depuis les origines. C’était déjà la conclusion du génial Pascal dans son Traité du vide (1651) : « Non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l’univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Oui, l’humanité forme plus que jamais un seul organisme aux dimensions planétaires : quand un Chinois tombe malade au fin fond de la province du Hubei, sa détresse personnelle, à l’origine ignorée de tous, se transforme rapidement en pandémie et en crise économique mondiale. Au fil des siècles, l’humanité, comme l’enfant que nous avons tous été,a découvert que le temps n’était pas seulement cyclique (le retour des jours et des saisons) mais essentiellement linéaire (la création possède un début, un développement et une fin), exploré sa maison commune, la Terre, et progressivement cartographié l’ensemble de sa planète, appris à marcher et développé sa mobilité (127 passagers par seconde dans les airs en 2017 !), créé un cerveau mondial (Internet, véritable « noosphère », sphère de la pensée) et entamé une croissance démographique inédite (plus de 7 milliards de Terriens, du jamais vu !).

Mais, au seuil de l’âge adulte, son écosystème est menacé : elle s’interroge sur le sens ultime de son aventure, confrontée à la vieillesse et à la mort.C’est en ces termes précis que se posent aujourd’hui les questions économiques, lutte contre la rareté qui nous concerne tous, objectivement plus unis, conscients, savants, puissants et menacés que jamais. La finance doit donc se mettre au service de la survie de l’humanité. Mais notre mortalité individuelle et collective doit interroger plus profondément notre rapport à l’argent et au monde matériel : au-delà de la survie, notre aventure collective ne trouve-t-elle pas son sens et sa saveur dans la fraternité qui nous ouvre un chemin de communion spirituelle plus fort que la mort, une sur-vie ? Une manière de s’unir à Dieu, entendu comme Amour éternel. Ne pas vivre pour les biens qui passent mais devenir Dieu, qui ne passe pas. Préférer la divinisation de l’Homme au culte déshumanisant de l’argent-roi. […]

L’entretien dont est extrait ce texte a été publié dans le numéro 24 de la revue Limite. Il peut s’acheter sur le site de notre éditeur. Et si vous aimez Limite, abonnez-vous !