Arrivé à La Cavalerie, petit village sur le causse du Larzac, on aurait dû tourner à gauche, comme on nous l’avait indiqué. Mais le stagiaire a insisté : « Le GPS dit qu’il faut continuer ». Une marche arrière plus tard, nous prenions la route qui mène à Montredon, hameau de quelques habitants, celle qui mène à José Bové. « Il habite la petite maison en bois, tout en haut » me lâche un habitant du coin. La route s’ouvre à lui, on franchit les vieilles maisons en pierre, et l’on tombe sur elle, la petite maison en bois. José avait prévu son mot d’accueil : « Vous vous êtes fiés à la technique. Il fallait tourner à gauche après La Cavalerie ». José Bové n’est pas un héros de 68. Il n’avait que quinze ans, et son seul haut fait d’arme est d’avoir fait fermer son lycée de jésuites. 68, pour lui, ça commence en 1973, lorsque habité par un esprit de révolte et de contestation, il part dans le Larzac résister à l’extension du camp militaire. Pour tenir l’engagement sur le long terme, il s’installe dans une ferme et élève quelques brebis avec sa femme. Son mentor ? Jacques Ellul. C’est lui, le sociologue-théologien, qui a conquis l’esprit de José. Cette après-midi, autour d’un thé pour les uns et d’un café pour les autres, on a essayé de comprendre les grands principes d’une bonne révolte. Entretien chez lui, à Montredon, où sa maison donne sur un causse de feu et de pierre. 

 

Aujourd’hui, comment vivez-vous la tradition ellulienne et la transmission de sa pensée ? 

Ce qui est sûr, c’est que cette pensée a touché un certain nombre de gens à travers le XXIe siècle et qu’elle s’est incarnée en-dehors des textes, à partir d’un certain nombre d’évènements très concrets, comme l’aménagement de la côte aquitaine. On a pu visualiser concrètement ce qui était en train de se passer, c’est-à-dire le bétonnage décidé par la DATAR, le grand organisme qui permettait de structurer le territoire. La mobilisation sur la côte, qui était menée par Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, a été un moment très fort de contestation et de remise en cause de ce modèle de planification et de bétonnage du territoire. La logique technicienne prenait complètement sa dimension réelle. On pourrait mettre d’autres éléments en parallèle, comme la contestation de l’État avec tout ce qui s’était passé autour du service militaire. Là encore, Jacques Ellul a été partie prenante – au niveau local surtout, ça a toujours été sa façon de faire – ses engagements forts sont devenus des engagements publics. Le problème, c’est qu’il ne faisait pas partie de ces personnalités citées à tout bout de champ. Mais on était quelques-uns à continuer à faire référence à lui, et à le faire de manière publique pour montrer la cohérence entre la pensée et l’action. On expliquait ainsi d’où venait, philosophiquement, notre contestation. Beaucoup de gens ont découvert Ellul à ce moment-là, et une nouvelle génération d’exégètes d’Ellul est née. Je pense notamment au groupe des « Amis de Jacques Ellul », mais aussi à Frédéric Rognon qui était professeur de théologie protestante à Strasbourg. 

Comment la pensée ellulienne et la contestation de la Technique peuvent-t-elles aboutir à des actions concrètes ? 

C’est vrai que dans la culture du XXe siècle, en France, on a toujours eu ce phénomène qui consiste à lier la pensée et l’action. Bernanos s’engage pendant la guerre d’Espagne parce qu’il croit à une pensée juste, et il prend position contre Franco après ce qu’il a vu à Majorque. Si on va plus loin, Camus, et Sartre à sa manière, Aron, ont été des intellectuels qui ont toujours lié leurs lieux de réflexion ou de pensée à leurs actions. De même, Foucauld écrit Surveiller et Punir et crée le « Groupe d’Intervention sur les Prisons ». Le lien me paraît presque une façon de se dire pour quelqu’un qui réfléchit : « Ma réflexion ne peut pas être théorique, elle n’a de sens que si elle s’inscrit dans une pratique. » Si on veut remonter aux sources de la non-violence, Gandhi est tout à fait intéressant. De même pour Henry David Thoreau. Il y a des penseurs, les plus cohérents, qui ne séparent jamais ce qu’ils écrivent de ce qu’ils font. 

« Je ne connais personne qui soit le parfait modèle de résistance à la technique. » José Bové

Aujourd’hui, la contestation peut-elle se soustraire à la sacro-sainte Technique ? 

On sait bien que le marché récupère tout. On le voit bien à l’instant, cette conversation a été interrompue parce que la technique ne suivait pas et que le marché des batteries de caméra pose un problème. [L’entretien, filmé, a effectivement été interrompu, NDLR] Donc la discussion qu’on a est coincée par une caméra, faite en Chine ou au Japon, avec des brevets de partout. On est dans cette réalité-là. D’où la difficulté de lier radicalité et pragmatisme. On sait très bien que chacun, dans sa vie quotidienne, fait une concession à un moment ou à un autre. Je ne connais personne qui soit le parfait modèle de résistance à la technique. À moins d’être dans un monastère et de s’extraire soi-même vers Dieu, mais là, c’est d’une autre nature. Nous, c’est dans la société qu’on doit agir, on ne doit pas s’en exclure. Si on n’est pas dans un rapport religieux, mais dans un rapport politico-social, il faut rester engagés dans le monde. Et la rupture au monde n’existe pas. Tu agis en permanence dans le monde et avec le monde : même en le contestant, même en essayant de changer ses pratiques, tu le fais avec les autres. On est sur cette planète et, quand elle pètera, tout le monde pètera avec. Donc c’est ici qu’on est. « Ici et maintenant », comme on disait en 68. La contestation doit se construire avec la lucidité de la compréhension du monde dans lequel on est. Et c’est à la fois de l’ordre du politique, de l’économie, des pratiques des rapports humains, tout ce qu’on veut, tout cela rentre en ligne de compte.

Quelle idée politique de Jacques Ellul vous a particulièrement marqué ? 

Dans son œuvre, il y a un grand foisonnement entre l’aspect historique et sociologique d’un côté, et la partie théologique de l’autre, et les deux se renvoient mutuellement la balle. Si on reste autour de la question de Mai 68, deux livres sont essentiels : Autopsie de la révolution et De la Révolution aux Révoltes. Ellul prend l’ensemble de ce phénomène de la révolution et de la révolte, et essaie, à partir de son époque, d’amener une réflexion critique. 

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Paul Piccarreta