« Pratique » : l’argument phare de toute innovation est lancé. Pourtant, ces objets techniques qui envahissent notre quotidien, notre manière de payer, de s’alimenter, de se déplacer, de communiquer, ne transforment pas seulement une pratique mais un rapport au monde. Rencontre avec des audacieux qui ont choisi de se passer d’au moins l’un d’entre eux pour vivre plus intensément ici et maintenant. 

PAR GRÉGOIRE HINTERLANG / ILLUSTRATIONS D’EMMA BERTIN

La carte de la confiance

Alors que le paiement sans contact explose depuis la crise sanitaire, Claude, la soixantaine, jardinier de métier près de Vézelay, préfère le paiement sans carte. Et pour cause : n’ayant jamais souscrit à une carte bancaire, il alterne ses paiements entre espèces et carnet de chèques. Un système de paiement gratuit qui lui suffit « dans l’environnement où [il est] », c’est-à-dire sa campagne icaunaise. « J’ai mes habitudes, mes commerçants autour de moi » argue-t-il, « au niveau local, les gens acceptent plus facilement les chèques. Récemment, on a dû acheter une voiture, le gars m’a fait confiance. »

Les rares moments plus délicats sans carte sont justement lorsqu’il s’écarte de son environnement habituel, notamment en vacances. Même s’il « [prend ses] précautions avant de partir en voyage », il lui arrive parfois d’être piégé parce que « beaucoup de restos refusent les chèques ». Dans ces cas- là, il emprunte la carte de sa femme, « mais c’est rare que j’en profite ! » s’empresse-t-il de préciser ! Dans les magasins qui refusent les chèques, Claude trouve toujours une solution en discutant avec les commerçants. Les déconvenues sont rares : « une fois à Chalons, j’avais choisi une paire de chaussures dans un magasin. Ils ont refusé de discuter. Je n’ai pas pris les chaussures ! ». Il évite les achats sur internet qui nécessitent la carte bancaire ainsi que le smartphone (qu’il n’a pas). Lorsqu’il n’y a pas d’alternative – il privilégie l’achat sur catalogue et par correspondance car le chèque est autorisé – là encore sa femme ou une de ses  filles vient à la rescousse.

En s’extrayant au maximum du système de la carte bancaire, Claude économise à la fois les frais de carte, un petit pécule sur une vie (au moins 2 000€ sur 60 ans) et les dépenses accessoires : entre sortir l’argent de sa poche et payer sans contact, le rapport au paiement n’est pas le même : « en espèces, on voit que ça disparaît ! Ça donne plus de valeur. » Surtout, il conserve « une distance par rapport à l’argent ». Du côté de la banque, il « [échappe] à un système qui peut contrôler le compte de tous les clients et [garde] une certaine liberté ». De son côté, il contrôle peu ses comptes – seulement « en fin de mois ou en cas de doute » – et fait confiance à ses acheteurs pour honorer leurs chèques. Si « la confiance n’exclut pas le contrôle » comme disait Lénine, l’étau technologique qui se resserre autour de l’argent liquide et la disparition progressive des chèques semble nous dire que le contrôle exclut la confiance. Le paiement avec contact urge pour la retisser.

Le frigo au placard

Quand on lui parle d’objets auxquels il a renoncé, Hubert corrige de sa voix posée : « ce ne sont pas des renoncements, ce sont des artefacts qu’on nous impose et dont je n’ai pas besoin ! ». À ses yeux, ces artefacts pullulent : réfrigérateur, box internet, réseaux sociaux, télévision, chauffage de toutes les pièces, et même eau du robinet puisqu’il préfère chercher son eau de consommation à l’un des trois puits artésiens de Paris. « Depuis des milliers d’années, les gens s’en sont passés : ma vie un peu étrange c’est celle de tout le monde de la nuit des temps jusqu’aux années 60 voire 80 en France » argue notre cinquantenaire, haut- auvergnat d’origine, scout d’éducation, scientifique de formation.

L’apprentissage de la physiologie, ses recherches personnelles, les apports de l’école hygiéniste de Désiré Mérien : tout cela le conduit à questionner l’intérêt des dispositifs techniques. Le réfrigérateur, chez lui, fait désormais office de placard…

La suite de l’article est disponible dans la revue Limite n°26 « Débranchez le progrès » à retrouver en kiosque. 98p. 12€