Les hérésies sont séduisantes et trompeuses mais elles ont un avantage : elles nous montrent que penser d’une façon ou d’une autre n’est pas indifférent. Il existe bien une hérésie numérique et nous sommes plongés dedans. Le numérique nous séduit, c’est sûr ; mais quand ça nous fait croire que ça nous rend libre, ça nous trompe : ça ne fait que nous mettre en capsule…

Tout récemment, j’ai dû m’astreindre au silence, à la concentration, à l’étude recueillie parce que je devais lire, comprendre, méditer et écrire quelque chose sur le Discours de la Méthode et les Méditations Métaphysiques de Descartes.

Avec ces textes, je ne pouvais pas jouer, comme on dit volontiers aujourd’hui, à faire semblant. Si je voulais lire, ce qui s’appelle lire pour comprendre et pas seulement pour avoir lu, c’était une nécessité que de s’astreindre à une attention extrême. Je ne me souviens pas si lorsque je faisais ma médecine dans les années quatre-vingts, j’avais cette concentration, cette méthode de travail, de me recueillir ; ou si déjà, je le faisais de façon distraite, dispersée, parce que j’avais cette capacité de faire plusieurs choses à la fois ; de retenir suffisamment de ce que je lisais et apprenais pour passer et réussir les examens, bref, pour donner le change.

Il est vrai que les temps n’étaient probablement pas aussi destructeurs de la pensée et de la concentration, en l’absence des offres multiples de programmes et plus encore d’internet, des portables, des réseaux sociaux et de leurs messages addictifs. Les chaînes de télé se sont multipliées dans les années 80 et 90 et ont généré le zapping, puis les portables et internet combinés nous ont mis à portée de clics tous les programmes du monde et toutes les bases de données et tous les messages déclenchant une addiction compulsive, modifiant profondément nos modes de travail, notre capacité d’attention et plus structurellement encore nos circuits neurologiques, de plus en plus tôt dans notre vie et dans notre croissance psychique.

La nécessité de lire Descartes, le dessein résolu d’en tirer quelque chose, m’ont obligé comme une condition sine qua non de me retirer (comme lui-même d’ailleurs avait dû le faire pour penser) en fermant  mes sens aux stimulations réflexes dont je suis arrosé en permanence. C’est cela seul qui m’a permis un exercice de pensée (lecture et compréhension) et par là-même d’existence. Sans ce silence et cette attention (pas de télé, pas de portable, pas d’internet), la lecture du discours de la méthode, texte relativement court, est impossible ; cette attention soutenue est un outil de méthode que Descartes n’a pas explicitement écrit comme tel mais qu’il décrit implicitement.

De même que les hérésies nous permettent de bien comprendre dans le catholicisme les termes du Credo, parce qu’elles s’y opposent, de même qu’elles ont conduit les Pères de l’Eglise à élaborer pour leur faire pièce une christologie, une ecclésiologie, une théologie trinitaire etc, de même les avancées envahissantes du monde numérique nous conduisent concrètement à comprendre ce qu’elles détruisent de l’homme : il s’agit là pour nous aujourd’hui de l’acquisition d’un savoir expérimental puisque nous le vivons en nous. C’est ce à quoi nous devons nous opposer ; à quoi nous devons découvrir, pour nous nos enfants et les générations suivantes, comment existentiellement répondre.

Saint Irénée de Lyon écrivait au IIème siècle son traité Contre les Hérésies pour alerter ses contemporains sur les risques de la Gnose qui présentait la connaissance individuelle comme la clef du Salut et il sous-titrait son livre Contre la Gnose au nom trompeur. De même il nous faut lutter contre l’hérésie numérique qui se présente comme l’outil ultime de la liberté humaine : c’est une offre trompeuse de liberté, une illusion. La liberté n’est pas d’effleurer à l’infini toutes les choses qui nous sont offertes, de les ouvrir sans limites, de cliquer sur tout objet virtuel convoitable et éventuellement de l’acquérir.

Être libre est exercer son esprit et son intelligence. Cela implique de se mettre en silence, de suspendre notre frénésie, notre voracité de goûter, notre fringale d’arpenter le monde à tout vitesse. Etre libre et en silence est devenu presque impossible aujourd’hui à moins d’un effort résolu : ce n’est pas se réfugier dans une bulle connectée, dans une capsule connectée mais fermée, dans une mise en autonomie, dans une soustraction physique du monde, dans un autisme protecteur d’où l’on contrôlerait toutes les connections possibles dans un but de consommation.

Se mettre en silence fécond pour lire par exemple un texte difficile, c’est se mettre dans une disposition intérieure qui n’est pas un état clôt mais une dynamique. C’est un temps systolique de ma vie ; systolique veut dire concentration, contraction, intériorité ; le temps suivant est un temps diastolique, d’ouverture, de poussée, un temps tourné vers l’extérieur, vers les autres, vers les routes, vers le monde ouvert pour y cheminer et y aimer. Ce n’est pas un temps dispersé, futile, consommateur, mais un temps chargé de tout ce que nous avons recueilli dans le silence. Il est apte à se développer dans le bruit du monde.

Mais que le silence est difficile ! Comme je vois à quel point j’ai du mal à me l’imposer ! Comme c’est facile d’aller chercher l’info sur internet, d’échanger avec ses potes ou sa famille sur WhatsApp, de s’épancher y compris pour des choses sérieuses sur internet , oui s’épancher sans filtre, dans l’immédiat, de tout ce qui nous passe dans la tête tweet tweet tweet et de penser qu’ainsi on sème à tous vents comme l’antique semeur de l’Evangile ou l’antique semeuse du Larousse, et que quelque chose de ces pensées, exclamations, plaisanteries, états d’âme… va trouver une terre, un terreau, un écho et diffuser ! germer ! intéresser !

Quelle illusion ! L’homme dispersé, l’homme d’un instant en lequel rien ne peut germer de la parabole, voilà ce que tous nous sommes devenus : le numérique fait de nous un brouillard particulaire, oui des particules particulières, ne faisant rien d’autre en termes de société, de famille, d’assemblée, de nation, de peuple, que ce brouillard dispersible et inconsistant.

Le numérique + le covid nous aérosolisent dans cette existence particulaire avec la bénédiction des puissants ordinaires (tel ministre : « hâtons la transition numérique, le covid en est l’opportunité ! », un homme de livres pourtant, un normalien, un diplômé, un homme de réflexion sans doute). Donc gestes de résistance essentiels pour la survie de l’espèce : lire avec attention, se retirer dans le silence de sa chambre, pour ensuite, fort de la force intérieure acquise, porter cela dans la paix.

L’esprit et le corps, et non un esprit, une intelligence, un savoir, des idées, des pensées, des souvenirs, des lectures, numérisables et numérisés. Un corps nécessaire à l’esprit pour qu’il s’asseye et pense et lise, et pense encore et aime tout cela d’un grand amour, corps et esprit intimement liés et non une capsule numérique sur un corps immobile et répandu.

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