Au début de notre ère, quand Paul de Tarse se rendit à Athènes, il fût frappé du fait que le passe-temps préféré de ses habitants était de discuter des dernières nouveautés philosophiques[1]. A la fin du IVe siècle, Grégoire de Nysse se plaignait lui que tous les lieux de sa ville étaient remplis de théologiens débattant de questions complexes : « Si tu demandes de la monnaie, il te parle de l’engendré et de l’inengendré ; si tu t’enquiers du prix du pain, il te répond que « le Père est plus grand,  et le Fils inférieur » ; et si tu dis « le bain est-il prêt ? », il définit que le Fils existe à partir de ce qui n’est pas »[2]. En ce début de XXIe siècle, suite à la pandémie de coronavirus, les gens semblent s’être improvisés scientifiques, capables de disserter sans fin sur les bienfaits de l’hydroxy-chloroquine, du masque et du confinement. Dans ce rapprochement, on peut bien sûr insister sur les dissemblances et distinguer trois états de l’humanité (métaphysique, théologique et positiviste[3]), mais aussi, dans cette époque troublée, mettre en valeur le rapport de ressemblance qui existe entre la science, la philosophie et la théologie.

Théories biodégradables

Tout d’abord ces trois disciplines ne sont pas des répertoires de vérités absolues. Les théories scientifiques sont de fait « biodégradables sous l’effet de découvertes nouvelles » dans la mesure où « ce sont des déviants, de Pasteur à Einstein en passant par Darwin, et Crick et Watson qui font progresser les sciences, et les controverses, loin d’être anomalies, sont nécessaires à ce progrès »[4]. Si la science, la philosophie et la théologie ont en commun de vouloir réduire l’incertitude dans leurs domaines respectifs, au prétexte que la vérité libère, aucune ne donne de façon certaine, et surtout définitive, les solutions susceptibles de mettre un terme aux doutes qu’elles font naître. Leur but est de libérer en grande partie la pensée des préjugés, du sens commun, de l’intuition personnelle, des évidences apparentes, des convictions … Ces habitudes de pensée, ces copies dégradées de la réalité, ces faux dieux-objets susceptibles d’être possédés[5] sont d’ailleurs tous dénoncés sous le même nom d’idole tant par les scientifiques (Francis Bacon), que par les philosophes (Platon) et les théologiens.

La science, la philosophie et la religion sont en effet des réalités humaines qui reposent sur les débats d’idées. Elles ne sont pas une accumulation de connaissances qui approcherait toujours un peu plus de la vérité, mais une construction sociale, une démarche progressive et continue d’essais et erreurs, qui évolue à l’aide de modèles consensuels, ou paradigmes[6]. Chaque découverte scientifique est le fruit d’un processus de validation collective, dans la mesure où elle fait l’objet d’une évaluation par d’autres spécialistes du même domaine de recherche. Chaque Concile fait apparaitre une majorité et une minorité. Ainsi celui de Vatican II a-t-il mis face à face deux groupes, également inspirés par l’Esprit Saint : ceux désireux de voir l’Église entrer en dialogue avec le monde moderne, et ceux sensibles aux dangers que lui font courir les « erreurs modernes ».  

Savoir sur pilotis

Enfin, ces disciplines ne reposent pas sur une base rocheuse, mais sont des constructions « bâties sur pilotis, [et ces derniers] ne sont pas enfoncés dans le marécage jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou « donnée » [mais jusqu’à ce que nous soyons] convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement »[7]. En théologie on a aussi recours à des « pilotis » rationnels. Afin d’établir l’historicité des données du Nouveau Testament on utilise le critère d’embarras, pour conserver les données problématiques qu’il serait plus facile de modifier ou de faire disparaître ; celui de discontinuité, pour conserver celles qui ne peuvent être rattachés ni au judaïsme palestinien ni à l’Église primitive ; et enfin celui d’attestation multiple pour conserver celles qui se trouvent attestées par plusieurs sources indépendantes. De même, en philosophie, on a longtemps utilisé la méthode dite géométrique qui consiste à poser comme point de départ un petit nombre de définitions et de propositions aussi simples et évidentes que possible, les axiomes, pour ensuite en déduire un grand nombre d’autres propositions, les théorèmes, censées être les conséquences nécessaires de ces définitions et axiomes.

A l’heure où, grâce à Internet, chacun s’imagine omniscient, omnipotent et unique, et vénère en conséquence quantité d’idoles, il faut rappeler que l’homme est un être multidimensionnel qui cherche à développer tant son corps, que son esprit et son âme, car il est en relation avec le monde, les autres et Dieu. Pour développer tout l’homme et tous les hommes, il nous faut donc plus de grands scientifiques, de bons philosophes et de saints théologiens.


[1] Actes des Apôtres 17, 16-34

[2] Sermon dogmatique sur la divinité du Fils et du Saint-Esprit

[3] Auguste Comte Discours sur l’esprit positif

[4] Edgard Morin Le Monde du 19 avril 2020

[5] Adrien Candiard La Croix du 3 octobre 2020

[6] Thomas Kuhn La Structure des révolutions scientifiques

[7] Karl Popper La logique de la découverte scientifique