Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

Dans une société libérale, les impératifs moraux sont réduits au minimum, parce qu’ils sont remplacés par des injonctions temporelles, lesquelles, pour être plus cachées, n’en sont pas moins despotiques. Celui qui déclare : « Tout est permis » apparaît comme un libérateur en comparaison de celui qui assène : « Tu dois faire ceci » ; mais, dans la mesure où il ouvre sans frein le champ des possibles, il ordonne la boulimie des expériences superficielles, condamne à tout essayer, et donc disperse et écrase à sous la pression d’une rentabilisation horaire maximale. Dans un laps égal ou moindre, vous devez faire plus, avec en outre l’affolement et l’irrésolution de celui pour qui les choses les plus contraires sont également légitimes. Ayant ainsi tout à portée, vous n’avez plus temps. Et vous pouvez alors entendre cette sagesse des Anciens pour qui la morale consistait précisément à restreindre les possibles afin de nous concentrer sur l’essentiel, et par là épouser le rythme d’une vie qui donne du fruit.

Dans Accélération et aliénation, Hartmut Rosa insiste sur cette connexion productiviste d’une éthique minimale et d’une rentabilité maximale : « La société moderne n’est pas régulée et coordonnée par des règles normatives explicites, mais par la force normative silencieuse de normes temporelles qui se présentent sous la forme de délais, de calendriers et de limites de temps. […] Les sujets modernes peuvent être décrits comme n’étant restreint qu’a minima par des règles et des sanctions éthiques, et par conséquent comme étant “libres”, alors qu’ils sont régentés, dominés et réprimés par un régime-temps en grande partie invisible, dépolitisé, indiscuté, sous-théorisé et inarticulé. » Peu de sentences sont aussi décisives pour caractériser notre époque. Celles-ci permettent d’en saisir certains phénomènes contemporains sans verser dans l’anachronisme. Le relativisme d’aujourd’hui, par exemple, est un effet de l’accélération. Il ne repose pas sur une doctrine philosophique ni un appel à la tolérance, mais sur un tempo précipité – la tachycardie des rebondissements nombreux et surexcitants. Tout doit pouvoir être dit en bref, sous forme de réclame, de sorte que manque à jamais l’endurance nécessaire pour approcher le vrai.

Comment retrouver le temps humain, cependant ? Quel est le « Tu dois » assez généreux pour nous rouvrir à une temporalité non pas sereine, mais assez dramatique pour que notre existence émerge comme une aventure, et non un disparate de séquences sans suite ? Enfin, s’il y a accélération, c’est qu’il y a des référentiels naturels auxquels nous devrions revenir. Quels sont-ils ? J’en distinguerai quatre, qui correspondent à quatre « retours ».

1° Retour à notre condition de créature (blessée et rachetée). Reconnaître que l’on est une créature de Dieu n’est pas seulement avoir l’Éternel avec soi, c’est aussi se reconnaître une solidarité avec toutes les autres créatures et se sentir pris dans la grande Histoire de la Rédemption. L’« humain 2.0 » peut avoir une longévité plus grande que la mienne, il est toujours réduit à un temps court, celui de l’innovation, du hype, de la volatilité des sondages. J’aurai peut-être moins d’années que lui, il n’en demeure pas moins que mon existence dans la foi me fait embrasser l’origine et la fin des temps, me confère une ampleur temporelle qui me rend contemporain d’Adam et de saint Augustin, comme aussi du dernier pécheur lucide aux derniers instants de la terre, parce que je sais que nous sommes frères et partageons pour l’essentiel la même condition. Le temps n’est pas accordé à celui qui multiplie les activités ou augmente sa longévité, mais à ce simple mortel qui se sent solidaire de tous les mortels qui le précèdent et qui le suivent : celui-là, dans une seule heure d’adoration et d’épreuve, assume en lui toute l’histoire de l’Univers.

2° Retour à la paternité et à la filiation. Un immortel, aurait-il cent mille ans, a une temporalité plus étroite qu’un fils ou un père, quand même ceux-ci mourraient jeunes.  L’ouverture extatique au passé comme héritage et à l’avenir comme événement s’opère dans la filiation et la paternité. Quand je suis père, spécialement, je me soucie d’un temps qui excède le mien, je cherche un au-delà de mon bonheur aussi bien que de mes planifications, en direction de mes fils et de mes filles, dans leur liberté même, et qui auront à souffrir à l’heure où je ne serai plus auprès d’eux pour les soutenir.

3° Retour à la terre. L’agriculture est l’art premier, non seulement dans son rapport au corps, parce qu’elle le nourrit, mais aussi dans son rapport au temps, parce qu’elle nous renvoie au rythme des saisons et des jours, et à cette temporalité de la fructification que la Parabole du Semeur prend pour modèle. Dans son Traité d’économie politique (1803), Jean-Baptiste Say observe que de toutes les « industries » humaines, elle est celle qui résiste le plus à la division du travail (et donc au taylorisme) : « Un même homme ne saurait labourer toute l’année tandis qu’un autre récolterait constamment. » La répartition saisonnière des tâches agricoles permet au même homme de suivre tout le cycle naturel depuis les semailles jusqu’à la moisson. Nous n’avons certes pas tous à être paysan au sens strict, mais la paysannerie, et non le trading haute fréquence, reste le paradigme d’une culture où se restaure le temps humain.

4° Retour à la table et au lit. J’aurais pu dire aux « heures », c’est-à-dire à ce rythme journalier que scande la liturgie. Mais je préfère, pour ce qui nous concerne, m’appuyer sur le ventre que sur l’esprit. La fatigue et la faim les plus ordinaires nous rappellent périodiquement à ces deux lieux majeurs que sont le lit et la table, l’un pour la solitude, l’autre pour la convivialité. Et ces deux lieux – meubles fondamentaux de la demeure – nous donnent, avec le soleil, la juste mesure du jour… (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure » ; c’est la première phrase – la première phase – de La Recherche du Temps perdu).