Espace sans risque, sans pression ou oppression et sans obligation, la partie de jeu de société est un moment d’éducation privilégié. Au point que des pédopsychiatres et psychanalystes y voient le moment du déploiement de notre personnalité entière.

Le petit Ernst a 18 mois quand il invente son premier jeu, consistant à envoyer une bobine en bois au loin et à la faire revenir à l’aide d’une ficelle.

L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais Ernst scande chaque lancer de bobine d’un « Oooo » enfantin, et chaque retour d’un « Da » espiègle. Et surtout, Ernst est le petit-fils de Sigmund Freud, qui l’observe de l’autre côté de la pièce et trouve à ses balbutiements des résonances germaniques. Aussi l’affaire prit elle des proportions nouvelles : symbole du rapport de l’enfant à sa mère, connu des psychanalystes comme le « Paradigme de l’enfant à la bobine », ouverture du livre de Freud Au-delà du principe du plaisir et point de départ de sa seconde topique, bref Ernst venait de marquer l’histoire de la psychanalyse et conférer au jeu une place prépondérante dans la pratique psychanalytique, et par extension dans la psychologie, l’anthropologie, la sociologie.

L’innocence du petit Ernst n’est peut-être pas moins factice que celle des sympathiques soirées raclette entre un Dobble et un Monopoly. Ces moments privilégiés cachent en réalité tout un microcosme de tropismes et de réactions beaucoup plus bruyantes qui valent le titre de « mauvais joueurs » à une bonne partie de la population française. Le jeu est en effet un des principaux lieux de déploiement de la personnalité humaine, un lieu où le surmoi et l’habitus s’affaiblissent au fur et à mesure que les émotions suscitées s’intensifient.

Et pourtant, le jeu de société est sans doute le type de jeu qui bride le plus l’extériorisation de la psychologie humaine. En effet, dans le jeu de société, si beaucoup de choses peuvent être laissées au hasard, peu le sont aux méandres de la psychologie humaine et il n’existe pas de jeu de société sans règles strictes, ce qui n’empêche pas le nombre de règles de varier beaucoup d’un jeu à un autre. Que l’on considère Villes et Chevaliers, extension de Colons de Catane qui transforme ce jeu très simple en code civil.

Toutefois tout ce qui n’est pas règles est appel à la liberté, insouciance, espace de création. Le philosophe Colas Duflo définit le jeu comme « invention d’une liberté dans et par une légalité ». C’est l’invention de cette liberté, et la liberté d’invention, qui révèle le joueur et par le joueur, l’homme profond. « C’est en jouant, et seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif et d’utiliser sa personnalité entière, et c’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le self (moi profond) » écrit ainsi Donald Woods Winnicott, l’un des plus grands pédopsychiatres du xxe siècle. Le jeu de société, en tant que jeu codifié à la « légalité » importante, a des avantages propres pour faciliter l’exploration des personnalités de nos connaissances.

Tout d’abord, le jeu de société, bien qu’il soit un espace régi, est un espace sans risque, sans pression ou oppression, sans obligation, et fonctionne ainsi comme une safe zone de l’enfant ou de l’adulte ; les règles ont comme fonction majeure de limiter au maximum la zone de friction potentielle.

Ensuite, la plupart des jeux de société permettent par leurs règles de niveler les individus à de simples joueurs, sans rapport de hiérarchie ou de condition sociale, en limitant au maximum les rajouts artificiels des habitus intégrés. C’est ainsi un lieu privilégié du lien entre adultes en enfants : les adultes car ils peuvent être enfants, les enfants parce qu’ils peuvent jouer à égalité avec les adultes. Le temps d’une partie, le jeu reproduit un modèle microscopique de société égalitaire où rien ne laisse prédisposer a priori du gagnant, surtout lorsque le hasard y tient une place proéminente. […]

Illustration de Nicolas Pinet pour Limite

L’article dont est tiré cet extrait est à retrouver dans le dossier central du 21ème numéro de Limite, la première revue d’écologie intégrale. L’essayer, c’est l’adopter !

Commandez-la, abonnez-vous ou retrouvez-la chez votre libraire.