Vous défendez le salaire à vie et la retraite à 50 ans. Comment la présentez-vous à des gens qui ne connaissent pas vos travaux?

Lorsqu’on regarde l’histoire du salaire au cours du XXe siècle, c’est l’histoire de l’invention de la qualification. On n’est plus payés pour ce que l’on est en train de faire, on n’est plus payés pour le métier que l’on a, mais pour la qualification du poste que l’on occupe. Cela libère le travailleur de l’obligation de faire toujours plus. Le salaire n’est pas la mesure de ce que je fais, mais la reconnaissance d’une contribution à la production de valeur économique. Donc même quand je ne fais rien, je suis payé. Alors qu’un autoentrepreneur, qui est le pain béni du Capital, n’est payé que s’il fait quelque chose, et à la mesure de ce qu’il fait. Nous sommes là dans l’aliénation absolue, dans l’exploitation absolue. Tout l’enjeu de la construction du salaire au XXe siècle a été d’abstraire la rémunération de la mesure de ce qu’on est en train de faire. Le salaire est déterminé par la qualification du poste de travail, voire par la qualification des personnes elles-mêmes, à travers le statut de la fonction publique. Un fonctionnaire est payé pour son grade, pas pour son poste. S’il change de poste il ne change pas de salaire car il est titulaire de son grade. Cela donne le régime général de la sécurité sociale, qui crée des fonctionnaires hospitaliers, des retraités avec un droit au salaire, des allocations familiales comme salaire des parents.

« Comme le dit Marx, un individu libre veut dire un individu à poil ! »

Ce sont des débuts. Ce n’est pas fini. Selon cette logique nous sommes très éloignés du statut capitaliste. Dans le statut capitaliste, le producteur est un individu libre sur le marché. Or comme le dit Marx, un individu libre veut dire un individu à poil ! Il a été libéré de toutes ses solidarités territoriales, familiales, etc., et il est nu. Et il va donc pouvoir remplir un panier de droits. Le compte personnel d’activité c’est cela. L’individu va accumuler, en dehors de sa personne, des droits. Mais sa personne reste nue. Il accumule une propriété. Le capitalisme ne peut concevoir que l’accumulation de propriété : « J’accumule par mon travail des droits, des points de retraite, des droits à la formation. » Et c’est cette accumulation qui garantit mon existence, alors que ma personne n’a pas été atteinte du tout. Dans le statut en train de se construire et que je défends, la personne est dotée de deux droits : le droit de propriété de l’outil – qui est absolu- ment exclu dans le capitalisme; et le droit de qualification, le fait que l’on soit titulaire de son salaire. Alors que dans le capitalisme, il faut que l’on reste vulnérable, et donc qu’on ne soit pas titulaire d’un salaire. On peut accumuler des droits, mais des droits à mesure même de notre malléabilité, de notre performance sur le marché, de notre obéissance au Capital. On est mû par la peur, ou par l’ambition.

Que répondre aux discours libéraux qui disent que des travailleurs libérés à 50 ans ne travailleront plus spontanément?

Partons d’un contre-exemple. Ce que l’on appelle la souffrance au travail, c’est le fait que des personnes souffrent parce qu’elles ne peuvent pas travailler comme elles le voudraient. Elles aiment ce qu’elles font, mais ne peuvent pas bien le faire. Le travail a une valeur anthropologique. C’est une dimension décisive de nos personnalités, aussi bien sa dimension de travail concret – la satisfaction de réussir la construction de cette maison, d’avoir été au bout de ce dossier, d’avoir pu débrouiller une affaire compliquée – que sa dimension abstraite, la production de valeur – je suis content d’avoir, par ce travail, un statut professionnel qui fait que j’ai une responsabilité, des ressources liées à ma qualification. Vous savez, on en revient toujours à cette anthropologie mutilée du capitalisme. Elle repose sur l’absence de responsabilités sur le travail, qui fabrique des gens mutilés qui vont fuir dans le loisir, dans la consommation, voire la surconsommation. C’est un exutoire à cette irresponsabilité sur ce qui est le cœur de nos vies.

L’anthropologie capitaliste est une anthropologie de mutilation complète de nos personnes. C’est pour cela qu’en tant que chrétien je ne peux pas être capitaliste, ce n’est pas possible. Le capitalisme ne répond pas du tout à notre aspiration à maîtriser le travail.

Illustration : Bertille Menesson pour Limite.

[Cet entretien est paru en intégralité dans le 16ème numéro]


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